Par Bruno de Perthuis
Références de l'article : "Orens : un artiste et une œuvre marqués par l’Affaire : Jeu de miroirs", in Cartes postales et collection n° 233 février-mars 2008, p. 12-19, ill.
Vive Zola le vengeur
Le glaive et la balance sont les attributs traditionnels de la Justice. Ils sont les symboles des deux aspects sous lesquelles elle apparaît, sévère mais équilibrée. Le glaive dans les mains du justicier figure sur une estampe de Jüttner intitulée La lumière terrifiant le mensonge. Ici, l'ange Picquart avec de larges ailes blanches, et armé d'une épée, protége Dreyfus face à l'armée représentée par le général Roget figuré en diable avec de grandes ailes noires de chauve-souris. Sur une estampe (Max Marcus, Berlin) intitulée Vive Zola le Vengeur, l'auteur de J'accuse affublé d’une armure évoquant saint Michel l’archange, terrasse le monstre du mensonge à l'aide d'un glaive sanguinolent marqué « La Vérité ». Dans L'archange du nationalisme, l'image de Vive Zola le Vengeur, est retournée par Rouilly, caricaturiste antidreyfusard, qui nous montre maintenant le général Mercier, en tenue plus moderne, terrassant le monstre du Talmud. Orens qui connaît bien sûr ces deux estampes, décide alors de rétablir la vérité en figurant à son tour Dreyfus dans le rôle du vengeur.
Dreyfus le vengeur
C’est ce qu’il fait dans le numéro 2 de sa splendide série Leurs Silhouettes datée de 1904, gravée à l’eau-forte, et composée de 3 estampes tirées à 100 exemplaires seulement. Sur cette composition intitulée Alfred Dreyfus, ce dernier armé d’un sabre marqué « JUSTICE », reprend l’attitude de Zola dans Vive Zola le Vengeur (Max Marcus). Ici, dans une posture triomphante et un pied posé sur le corps décapité d’un reptile monstrueux, le capitaine exhibe fièrement la tête de l’animal symbolisant l’Armée et l’Eglise. Légende difficile à distinguer sur la langue bifide du monstre : « Calomniez, calomniez, il en reste toujours quelque chose ». Comme nous l’avons vu, et bien qu’il soit militaire, il est rare de rencontrer des images représentant Dreyfus armé, prêt à se battre pour défendre son innocence. Ce rôle de justicier était auparavant dévolu à Zola qui après sa mort, avait été remplacé par Jaurès, puis momentanément par André. Ce dernier est maintenant remplacé à son tour par Dreyfus lui-même pour illustrer le rétablissement de la Justice. Cette interprétation est intéressante car elle illustre aussi qu’après la mort de Zola et l’intervention de Jaurès en avril 1903 à la Chambre des députés, Dreyfus se bat maintenant seul. A ce sujet, on se souvient qu’en 1903, après l’intervention du tribun, Alfred Dreyfus lassé de toujours attendre, avait décidé de passer à l’action au risque de déplaire au gouvernement et à Jaurès en particulier qui lui fera reproche de son initiative. On note aussi que sur cette gravure, Dreyfus est représenté nu, parodiant ainsi l’image de la vérité nue sortant de son puits, comme l’avait déjà imaginé l’artiste en 1902 à propos de son Papa Vérité, E. Zola.
Esterhazy l’honneur de l’armée ?
Dans Dreyfus roi des martyrs, pointant du doigt son œuvre, et toujours armé de son porte fusain, Orens invite la justice à s’incliner respectueusement devant le terrible calvaire qu’elle a infligé à tort au condamné de l’île du Diable. Rappelons que le 11 janvier 1898, avec l'acquittement du vrai coupable, Esterhazy, Zola parle de « crime judiciaire » et dénonce la soumission de la Justice à l'Etat-major. Dans son Dreyfus roi des martyrs, par la présence de la tête du général Mercier blessant Dreyfus au front devant lequel s’incline un juge, on comprend qu’Orens dénonce précisément cette soumission. La relation entre le vrai coupable Esterhazy et l'accusé est alors de toute évidence intéressante à étudier, et c’est avec le numéro 5 des Grandes Figures de l'Affaire Dreyfus, qu’Orens propose son analyse. Sur cette gravure, on découvre Esterhazy en hyène dévorant le cadavre du capitaine. Légende : « Esterhazy l’honneur de l’armée ? ».
Sur trois dessins à la plume recopiés à 10 exemplaires aquarellés et datés de 1904, Orens va régler le sort des deux coupables, le vrai et le faux. Dans Exhumation de A. Dreyfus, le général André qui a installé un treuil au-dessus d’une fosse, sort de terre Dreyfus nu comme la Vérité sur la balance de la Justice.
André sue à grosses gouttes ayant eu bien du mal pour arriver à ce résultat. Dans Inhumation d’Esterhazy, c’est dans un chaudron qu’André descend avec facilité et dans la joie le vrai coupable dans sa tombe où un feu est allumé, symbole de l’enfer. Comme par un juste retour des choses, c’est maintenant au tour d’Esterhazy de transpirer à grosses gouttes. On note que les deux personnages suivent une trajectoire opposée. Dreyfus sort symboliquement du puits de la Vérité, et Esterhazy s’y enfonce pour rejoindre l’enfer où il sera rôti.
Cette image évoque le châtiment que Drumont voulait infliger aux Juifs dans sa « souscription Henry » publiée dans La Libre Parole, et qu’Orens illustre dans le numéro 22 des Grandes figures de l’affaire Dreyfus. Ici, Drumont fait rôtir une fricassée de nez juifs. On comprend que par une savante rhétorique du talion, Orens se venge maintenant en rôtissant à son tour Esterhazy. Mais à ce châtiment physique, comme pour venger complètement Dreyfus de toutes ses souffrances, Orens ajoute alors une torture morale qu’il inflige à Esterhazy.
Sur le troisième dessin, l’artiste nous montre maintenant Esterhazy qui s’est réfugié à Londres, errant seul en haillons tel un clochard, torturé par les remords. On voit que Dreyfus figuré en juillet 1902 dans le rôle du clochard (N° 6 de A la recherche d’un gîte), est maintenant remplacé en 1904 par Esterhazy le vrai coupable. C’est donc d’une manière intraitable et avec une logique implacable, qu’Orens développe jusqu’au bout sa fameuse rhétorique du talion.
Emile Zola J’ ACCUSE
Dans le N° 7 des Grandes Figures de l’Affaire Dreyfus intitulé Emile Zola J’ ACCUSE, l’écrivain pointe du doigt l’Armée (un officier tenant un sabre) et l’Eglise (un prêtre tenant un goupillon). Sur cette estampe, la grosse plume de l’écrivain nous saute aux yeux. Elle nous rappelle le gigantesque porte fusain que tient Orens dans son Dreyfus roi des martyrs. On remarque également une transposition visuelle du Emile Zola J’ACCUSE par rapport à Dreyfus roi des martyrs dans la position d’Orens qui lui aussi se représente en justicier. En effet, les deux accusateurs désignent du doigt leur cible, exactement comme si un miroir avait été placé entre eux, Orens étant positionné à gauche du sujet, et Zola à droite. L’effet de symétrie ainsi créé est particulièrement frappant. On comprend alors que si avec son « J’accuse », Zola dénonce avec sa plume d’écrivain l’Armée et l’Eglise, c’est avec son crayon de dessinateur qu’Orens les accuse à son tour. L’artiste n’hésite donc pas à se hisser en quelque sorte au même niveau que l’écrivain, mais en usant d’un moyen différent pour finalement jouer un rôle identique. On voit qu’ici, Orens décide d’intervenir directement dans le débat polémique du moment en n’hésitant pas à se représenter lui-même dans son dessin pour tenir le premier rôle. On note toutefois qu’Orens qui saute donc à pieds joints dans son oeuvre, s’est représenté nettement plus petit que l’écrivain, détail amusant qui peut être le fruit du hasard, ou indiquer avec une pointe d’humour, qu’il se contenterait d’un second rôle.
C’est donc par un jeu de miroir étonnant entre diverses caricatures d’Orens que se révèlent peu à peu les véritables intentions de l’auteur à travers l’extraordinaire richesse iconographique de son remarquable Dreyfus roi des martyrs. L’autoportrait permet au caricaturiste de visualiser avec éclat sa révolte face aux erreurs commises par la Justice, par sa lenteur et par l’obstination de Mercier qui désigne toujours Dreyfus comme le vrai coupable alors qu’Esterhazy a avoué être l’auteur du bordereau attribué au capitaine comme il l’illustre sur un dessin de 1904 intitulé La tache : commandant Esterhazy, avec la légende : « J’avoue être l’auteur du bordereau ».
C’est le moyen qu’a trouvé l’artiste pour clamer haut et fort son extrême indignation devant tant d’injustices, de mensonges et de lâchetés. Il semble avoir ôté son masque de vengeur pour accomplir lui-même la besogne du justicier, méthode sans doute plus rapide à ses yeux que d’attendre l’hypothétique condamnation de Mercier qu’il mettra bientôt symboliquement à mort en jetant sa tête dans la poubelle de la Justice « attendant les boueux » (Burin satirique 1906 N° 8). On se souvient qu’Orens nous a tout d’abord présenté Zola dans le rôle du vengeur terrassant l’Armée et l’Eglise pour le rétablissement de la Vérité. Ensuite, ce sont successivement Jaurès, puis André et finalement Dreyfus lui-même qui ont été enrôlés dans cette tâche. Pour nous divertir, on comprend qu’Orens a décidé d’ajouter son nom à cette liste prestigieuse de justiciers, comme si, en mettant à son tour son grain de sel dans cette affaire, il allait en accélérer le dénouement. La gravure Dreyfus roi des martyrs d’Orens est tout à fait unique en son genre, car dans le dessin satirique de toute l'Affaire, elle est la seule sur laquelle un artiste entre personnellement en scène. Aucun autre caricaturiste n’a imaginé apparaître, dans un jeu de miroir étonnant avec le « J’accuse » de Zola, dans le rôle de l’accusateur par le crayon du dessinateur. C’est aussi en véritable virtuose que l’artiste, afin de nous divertir et de nous surprendre, jongle avec nombre de symboles et leurs transpositions sous des formes variées. Chaque dessin d’Orens est la pièce subtile d’un gigantesque puzzle permettant de reconstituer l’imaginaire de toute une époque, en décalage avec le nôtre, tant notre environnement et nos références ont changé.
Ça m’en bouche
Il n’y a apparemment aucune raison de trouver un lien entre l’affaire Dreyfus et le coup de Tanger survenu le 31 mars 1905 lorsque Guillaume II débarque au Maroc pour contrer la politique de pénétration pacifique de Delcassé. Cependant, cet événement qui fait craindre en France une guerre avec le puissant voisin d’outre-Rhin, provoque dans un premier temps un réflexe de peur, bientôt suivi d’un ressaisissement spectaculaire. La thèse d’une Allemagne qui ne veut pas la guerre, l’internationalisme de Jaurès et son pacifisme qu’on lui reproche d’être à sens unique, deviennent de moins en moins crédibles, non seulement aux yeux des nationalistes qui l’attaquent déjà depuis longtemps sur ces points précis, mais aussi pour certains dreyfusards qui les rejoignent dans cette analyse. Delcassé, ministre des Affaires étrangères, se voit contraint de démissionner le 6 juin sous la pression allemande. Profitant de son avantage, l’Allemagne se fait menaçante, et demande une conférence internationale sur le Maroc. Jaurès écrit alors dans L’Humanité : « Notre pays veut passionnément la paix. Ce n’est point d’un cœur léger qu’il accepterait le conflit. Mais cette sagesse n’est point la peur. Si la France était l’objet d’une injustifiable agression, elle se soulèverait avec toutes ses énergies vitales contre cet attentat. Elle serait peut être écrasée encore, mais il se peut aussi que la force d’indignation dont elle serait emportée renversât les destins de 1870 ». Sur une composition d’Orens intitulée France d’abord quand même ! ! on retrouve Jaurès, Clemenceau, Drumont, Rochefort, Millevoye, Millerand, Guérault-Richard sac au dos face à une armée de casques à pointe. Nous avons donc déjà ici une illustration de l’union sacrée qui se concrétisera en 1914. Dans le numéro 55 de L’Actualiste (juillet 1905), Orens nous montre Dreyfus sac au dos et baïonnette au clair, prêt à défendre les frontières. L’air inquiet, Guillaume II qui observe la scène devant un poteau frontière marqué « France d’abord », s’écrie : « Ça m’en bouche ». Légende : « La France n’a pas été pourrie par l’Affaire, car si elle était menacée, Dreyfus lui-même mettrait (sac au dos) ! ! ! ». Cette estampe illustre les propos de Dreyfus qui tout au long de son calvaire ne cesse de proclamer son attachement à l'Armée et à la Patrie. François Mauriac a écrit que ce n’est pas le moindre paradoxe que la victime de l’Etat-major ait été le plus militaire de tous ces militaires, si bien que l’on a répété sur tous les tons que si Dreyfus n’avait pas été Dreyfus, il eût été antidreyfusard. Après le coup de Tanger, Chastenet précise que « dans les cercles universitaires même, si pénétrés de pacifisme, un revirement s’annonce et les mots d’Alsace-Lorraine sont acclamés ». « Une aube, une grandissante aurore », écrira Désiré Ferry, président de l’Union républicaine des Etudiants de Paris, « se leva sur l’obscurcissement de cet automne de 1905 où notre jeunesse comprit que la menace allemande était présente ».
Jaurès à Berlin
Dans les premiers jours de juillet 1905, Jaurès qui veut dénoncer les dangers du coup de Tanger à l’occasion duquel « les diplomaties cherchent à se tâter » en essayant « l’une sur l’autre la puissance magnétique de leurs attitudes et de leurs regards… », a prévu de faire une conférence à Berlin sur « la paix et le socialisme ». En effet, il ne veut pas que le prolétariat ne soit qu’une « force intermittente, se manifestant à intervalles par des congrès internationaux ou par les circulaires du Bureau Socialiste International ». Il veut qu’il soit « une force constante, toujours avertie, toujours éveillée, toujours en état de contrôler les éléments à leur naissance, de surveiller dans leur germe les premiers conflits qui, en se développant, pourraient produire la guerre ». Mais Bülow qui est décidé à enrayer l’avance du parti socialiste en Allemagne, et qui redoute les effets de la parole du tribun sur les foules berlinoises, s’oppose à son projet. Aussi, le 7 juillet 1905, la veille de son départ, Jaurès reçoit-il la visite du prince de Radolin, ambassadeur d’Allemagne, qui l’invite à ne pas passer la frontière. Finalement, le 9 juillet 1905, c’est-à-dire le jour même où il aurait dû être prononcé, le discours de Jaurès est publié simultanément dans L’Humanité et dans le Vorwärts, journal de la social-démocratie allemande. Dans le N° 54 de L’Actualiste 1905, Orens caricature l’angélique pacifiste Jaurès, déconfit, traînant comme une grosse valise son « discours de la paix » jusqu’au « passage interdit » de la frontière allemande derrière laquelle se cache Guillaume II. Ici, le tribun porte une pointe de casque allemand sur la tête, détail que l’on retrouve sur d’autres caricatures de l’époque montrant que l’image d’un Jaurès à la solde de Berlin se renforce.
C’est ce qu’illustre Mille d’une manière encore plus violente dans le N° 26 de L’Arc-en-ciel (juillet 1905), où le Kaiser chasse Jaurès qui abandonne à sa botte son « discours anti-français ». Quant à Léal da Camara, dans sa très belle série des Masques, on découvre Guillaume II caché derrière le masque de Jaurès.
J'attends tout l'temps
A la fin de l'année 1905, la Cour de cassation n'a toujours pas remis son rapport. Alfred Dreyfus souffre de la lenteur de la procédure de révision, sa demande remontant à plus de deux années. Cette impatience se retrouve dans la caricature de l'époque, et en particulier chez Orens qui, on s’en souvient, avait déjà illustré en 1904, l’attente insupportable du rétablissement de la Justice en faveur de l’accusé. Orens n’oublie pas Dreyfus, il rappelle son existence même lorsque le sujet ne s’y prête pas. Aussi, sur une eau-forte concernant la difficile naissance du ministère Sarrien (mars 1906), Dreyfus apparaît-il sur le sabre tenu par le nouveau président du Conseil, et proteste lui aussi de l’accouchement difficile de sa réhabilitation : « Ah! j'attends... j'attends... tout l'temps... ». Même interprétation avec un autre dessin original encore recopié à 10 exemplaires figurant la justice sous la forme d’une tortue coiffée d’un mortier de juge et sur laquelle est assis Dreyfus. Légende : « La vérité est en marche… depuis trop longtemps ».
En fait, les gouvernements successifs, sous divers prétextes, reculent l'étape finale au lendemain des élections législatives de mai 1906 où les révision¬nistes les plus notoires : Jaurès, Labori, Pressensé, Reinach, Viviani sont élus ou réélus. La droite est écrasée. La procédure de révision peut donc enfin aboutir. Alors, dans le numéro 12 de La griffe par Eyram, Dreyfus n'est plus qu'un simple gigot servi aux juges en quête de nouvelles affaires. Légende : « Ces messieurs (la Cour) : C'est peut-être bien réchauffé et un peu brûlé, mais enfin à défaut de complot nous nous contenterons de ceci ! ». Cette allusion à un complot concerne celui fabriqué de toutes pièces par Clemenceau en avril 1906 afin d'arrêter les dirigeants de la C.G.T. Entre-temps, Loubet ne sollicitant pas le renouvellement de son mandat quitte l'Elysée en janvier 1906. Dans L'Actualiste il est auréolé des différentes affaires (dont celle de Dreyfus) ayant illustrées sa présidence (N° 65, 1906, L'auréole du président Emile Loubet). Globalement, sur de nombreuses estampes, Dreyfus nous apparaît comme victime des vicissitudes de la politique intérieure française.
La réhabilitation
Les débats sur le dossier Dreyfus reprennent à la Cour en juin 1906. Dans le numéro 15 de La Griffe (mai 1905), l'air approbateur, Dreyfus observe l'arrivée de son volumineux dossier à la Chambre des députés. Jaurès qui participe à l'action, est affublé de son traditionnel casque allemand. Nul doute, on va reparler de l'affaire. A cette occasion, les passions refont surface et les deux camps échangent de nouvelles insultes. Le 12 juillet 1906, le gouvernement voulant éviter un nouveau renvoi de l'affaire devant une autre juridiction, la Cour rend un arrêt qui casse sans renvoi le jugement de Rennes par application du paragraphe final de l'article 445 du Code d'Instruction criminelle. Ce texte prévoit en effet que la Cour de cassation doit statuer sans renvoi « quand l'annulation de l'arrêt ne laisse rien subsister à la charge du condamné qui puisse être qualifié crime ou délit ». L'unanimité des juges étant acquise sur l'innocence de Dreyfus, cet article s'applique donc bien dans ce cas précis. Dreyfus juridiquement innocent est donc immédia¬tement réinté¬gré dans l'armée avec le nouveau grade de chef d'escadron.
Il est décoré de la Légion d'honneur. Orens approuve sans réserve cette décision (Le Panthéon Orens N° 19, légende : « Justice quand même »). C’est à cette occasion qu’Orens se déchaîne à nouveau contre Mercier : la tête du général attend dans la poubelle de la justice le passage des boueux ; tout autour des papiers volent, ce sont des faux (Burin satirique N° 8, 1906). L’arrêt réhabilitant Dreyfus est qualifié de « honteux » par les nationalistes qui vitupèrent contre l’utilisation de l’article 445. A l'extrême gauche, cet arrêt est à l'origine d'un violent article suintant d'antisémitisme de Robert Louzon dans Le Mouvement socialiste : La faillite du dreyfusisme ou le triomphe du parti juif dans lequel on apprend « qu'il existe un parti dont le judaïsme ; grâce à sa puissance d'argent, à son activité commerciale et intellectuelle, est le chef ».
Pesage Dreyfus
Si le Christ a des stigmates qui matérialisent visuellement sa souffrance physique, dans l’œuvre d’Orens, Dreyfus a lui aussi ses propres stigmates qui jouent le même rôle. Il s’agit de ceux des fers de la double boucle comme l’illustre si bien l’artiste sur une des quatre estampes de son Pesage Dreyfus, série réalisée en juillet 1906, juste après la réhabilitation du capitaine. Ici, la traditionnelle balance de la Justice avec son fléau et ses deux plateaux, s’est modernisée. Elle est remplacée par une balance à cadran sur laquelle on monte pour se peser. Pour un prêtre, l'aiguille s'arrête sur le mot « menteur ». Pour le nationaliste antidreyfusard virulent Millevoy affublé du cache-sexe de son journal La Patrie, l'aiguille indique Charenton où il est invité à se faire soigner, son cerveau étant figuré par une toile d'araignée, symbole de folie. Quant à Esterhazy dont la pudeur est préservée par le « bordereau », l'aiguille s'arrête sur le mot « coupable », et en guise de punition, il reçoit un violent coup de botte dans le derrière. Enfin, l'aiguille indique l' « innocence » pour Dreyfus qui porte aux chevilles les stigmates de la double boucle. Sur cette série d'estampes, le capitaine est figuré nu sans cache-sexe, à l'instar de la Vérité sortant nue du puits. Par dérision, la forme de son nez est très accusée pour montrer que le seul défaut que peuvent encore lui reprocher les antisémites, c'est d'être Juif, à l’instar du N° 4 de L'Actualiste 1907 intitulé A.D. le futur président de la République). A notre connaissance, Orens est le seul caricaturiste à avoir représenté visuellement Dreyfus nu avec les stigmates de la double boucle.
Dreyfus nu comme la vérité
Dans le numéro 9 du Burin satirique de l’année 1906, on rencontre un autre exemple de Dreyfus nu comme la vérité sortant de son puits. Ici, un juge affublé de grosses lunettes pour illustrer l’aveuglement de la justice au cours de l’Affaire, regarde l’accusé sous toutes les coutures pour s’assurer de son innocence. La silhouette du capitaine tranche avec celles d’Esterhazy et de Mercier qui, eux, pour visualiser leur culpabilité, portent des queues de diable. Chronologiquement, dans l’œuvre d’Orens, Dreyfus nous est successivement présenté habillé en civil, puis en militaire, et enfin nu comme la vérité. On note que plusieurs personnages ayant le plus souvent joué un rôle dans l’Affaire, à l’instar de Dreyfus, sont eux aussi représentés nus. On se demande si, à l’insistance qu’affiche l’artiste pour déshabiller physiquement ses personnages, correspond une volonté de les mettre aussi à nu psychologiquement pour mieux nous dévoiler leurs pensées secrètes, motivations inavouables et obsessions diverses.
Justice
Lorsque Clemenceau devient président du Conseil (octobre 1906), il attribue le ministère de la Guerre à Georges Picquart, symbole du dreyfusisme. Cette nomination est approuvée par Orens (L'Actualiste N° 98, 1906 : Qui ne dit rien consent). L'artiste en profite pour décocher une flèche supplémentaire contre le général Mercier. Légende : « Séance du Sénat -20 novembre 1906- Mr. Clemenceau affirme maintenant que le ministre de la Guerre général Picquart est l'honneur de son ministère et en même temps un grand citoyen. Mercier n'a pas protesté, cette fois il a eu du flair ». Dans cette affaire, le général Mercier apparaît donc comme la tête de Turc d'Orens si l'on en juge par la virulence et le nombre d'estampes qu'il lui consacre.
Sur un dessin daté de 1906 et intitulé Justice, on découvre la grosse tête de Dreyfus dans le soleil de Justice qui se lève enfin à l’horizon. Sur son front marqué « 1894 – 1906 », coulent de grosses gouttes de sang illustrant l’intensité du calvaire qu’il a enduré, et rappelant les souffrances du Christ avec sa propre couronne d’épines. Allusion aussi à Dreyfus roi des martyrs dont la tête du général Mercier constitue l’épine la plus douloureuse qui blesse Dreyfus au front. Au bas du dessin Justice, un prêtre mort tire la langue avec une pancarte marquée « Bazile », illustrant le rôle de l’Eglise qui a échouée dans son message de compassion envers les opprimés.
Zola au Panthéon
En juillet 1906, le gouvernement décide le transfert au Panthéon des cendres d'Emile Zola, l'un des plus ardent défenseur de Dreyfus. Ce n'est que deux ans plus tard que cette mesure est effective, ce qui ne va pas sans provoquer une certaine émotion comme l'illustre Molynk dans sa série couleur (N° 142, 1908). Légende : « M. Barrès : Aoh ! Schocking ». En effet, pour Maurice Barrès, défendre Dreyfus c'est condamner ses juges militaires, donc affaiblir l'Armée, la Nation et la Patrie. On comprend donc sa désapprobation de voir les restes de Zola atterrir au Panthéon. Dans L'Actualiste numéro 48 (Zola au Panthéon à coups de... béliers), Orens illustre les protestations de la droite contre ce transfert : le sans-culotte Clemenceau tenant le bélier Zola à tête de cochon tente de forcer le passage. Légende : « Ira-ira=pas ira-ira=pas ira bien qui ira l'dernier ! ». Dans le numéro 120 du Crayon de Molynk (mai 1908), à l'aide d'une corde et à grand-peine, Clemenceau tire la caisse des « cendres Zola » vers le Panthéon sous le regard goguenard d'une foule armée de balais et de râteaux. Le ventre en avant, Fallières précède le cortège. La cérémonie a lieu le 4 juin 1908 (L'Actualiste N° 55 & 58, 1908). Le numéro 58 (Arrivée de Zola au Panthéon) nous montre l'écrivain habillé en nourrice, les deux mamelles (Vérité et Justice) à l'air, poussant dans un landau l'enfant Dreyfus vers le « Temple de l'immortalité ». Orens illustre ici les protestations des nationalistes contre la présence de Dreyfus à la cérémonie. Dans le numéro 55 (Zola au Panthéon), pour Maurice Barrès, le cochon Zola est arrivé à ses fins, étant maintenant installé au Panthéon.
L'affaire Grégori
Pendant la cérémonie officielle, deux coups de revolver sont tirés à bout portant contre Dreyfus, blessé au bras droit (L'Actualiste N° 56 & 57, 1908). Dreyfus qui nous avait déjà été présenté par Orens comme le roi des martyrs (G.F.A.D. N° 23, 1904), nous est maintenant dépeint dans le numéro 57 de L'Actualiste comme le Napoléon des martyrs.
L'auteur de cet attentat est un journaliste des périodiques Le Gaulois et La Presse Militaire, Louis-Anthelme Grégori. Dans le numéro 56 de L'Actualiste, le coq gaulois Grégori, un sourire sadique au coin des lèvres, étrangle Dreyfus sans défense, les mains liées derrière le dos.
Arrêté, Grégori déclare avoir voulu protester contre la présence de l'armée à l'occasion du transfert des cendres de l'écrivain et en l'honneur d'Alfred Dreyfus. Quelques semaines plus tard, Gregori est acquitté par un jury d'assises. Orens publie alors Le Gregorisme vainqueur du Dreyfusisme (L'Actualiste N° 76, 1908) : prématurément vieilli par toutes les souffrances endurées, Dreyfus abandonne le combat devant tant de haine. Recevant en plein coeur le coup de révolver de Grégori, à bout de force, il s'écrie en clamant une dernière fois son innocence : « Déchirez-moi jusqu'aux entrailles si vous le voulez... je suis innocent ! ».
En effet, l'extrême-droite vitupère à nouveau contre le traître Dreyfus et les Juifs. Le commandant Cuignet qui avait pourtant découvert le faux Henry insulte les magistrats vendus aux Juifs, et devant la Cour d'assises, Grégori proclame lors de son acquittement : « C'est la révision de la révision ». Par contre, la droite ménage Clemenceau qui étant maintenant au pouvoir utilise l'armée pour mater la classe ouvrière. De plus, il exalte à son tour la patrie, ce qui permet à Gustave Hervé dans son journal La Guerre sociale de dénoncer l'immense mystification qu'a été pour les prolétaires l'engagement dans l'affaire Dreyfus qui se solde par le « triomphe du parti juif » dans la guerre des deux bourgeoisies dont l'Affaire avait été le champ de bataille, et l'installation aux dépens des prolétaires frustrés d'un « socialisme embourgeoisé ». De même, Lagardelle dans Le Mouvement socialiste estime que « l'affaire se soldait par une débâcle » pour la classe ouvrière. Alors, toujours dans le numéro 76 de L'Actualiste 1908, Orens évoque finalement la lassitude de l'opinion publique face à cette affaire qui n'en finit pas. Légende : « Si cette affaire vous embête nous allons la... la recommencer... la voix du peuple : ah non ! la barbe ».
Avec la fin de l’Affaire qui semble même avoir fini par lasser Orens lui-même, la vogue de la carte postale polémique perd un peu de sa vigueur. Orens poursuit néanmoins la publication de L’Actuialiste jusqu’en décembre 1914, signant avec cette seule série un total avoisinant 450 numéros. Souffrant d’une maladie chronique du ventre qui lui vaut d’être réformé, Orens n’est pas appelé sous les drapeaux en août 1914. Il s’engage pourtant comme photographe pour suivre les opérations militaires sur le terrain, mettant fin ainsi à sa production commerciale. La carte postale patriotique et caricaturale connaît alors un véritable âge d’or, non seulement en France, mais dans tous les pays en guerre. Dans Verdun, images de guerre publié en 1916, John Grand-Carteret reproduit deux dessins originaux, datés de Rabat, mars 1916, qu’Orens vient de lui envoyer, et précise que « l’artiste, un des maîtres de la carte postale, soldat aérostier du camp retranché de Verdun, est actuellement au Maroc ». Il y reste jusqu’en 1920, et revient à Paris. La carte postale caricaturale n’étant plus en vogue, il poursuit sa carrière artistique en tant que peintre. Orens restera incontestablement comme le chef de file de l’école française de caricatures sur cartes postales à la Belle Epoque, phénomène qui n’a pas d’équivalent à l’étranger. C’est en choisissant d’exprimer avec brio ses idées sur ce nouveau support pour faire revivre l’art de l’estampe (eau-forte, taille douce, lithographie), si en vogue au temps de Gavarni et de Daumier, qu’Orens a laissé son nom dans l’histoire.
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