Porc trait par Van Dyck – Bridet, 1884
Par Catherine Charpin
Article paru dans l’Aleph, n°7 – Artguments, juin 2001
« C’est le regardeur qui fait le tableau » Marcel Duchamp
Paris, 1882. Jules Lévy, ex-membre du club littéraire des Hydropathes, décide d’organiser une exposition de « dessins exécutés par des gens ne sachant pas dessiner ». Simple prétexte pour réunir le temps d’une soirée souriante ses amis bohèmes. Le 2 octobre, deux mille personnes envahissent l’exposition d’un soir. Le mouvement des arts incohérents est né.
Entre 1882 et 1893, sept expositions d’Art incohérent surprendront Paris. Avec catalogues et affiches à l’appui selon les habitudes du monde de l’Art, mais avec une liberté de forme et de ton extraordinaire. Tous les pinceaux agiles et les imaginations débridées pouvaient prétendre exposer aux Incohérents à condition de se garder du sérieux et de l’obscénité, seuls interdits formels. Chaque exposant pouvait espérer remporter une des médailles en chocolat attribuées aux lauréats tirés au sort.
La Vénus des mille eaux - Van Drin, 1889
Les participants se faisaient appeler Dada, Zipette, Troulala et se disaient « élève des lapins » ou « élève de son propre talent » en réaction contre l’obligation qu’avaient les peintres du Salon officiel des Champs Elysées de décliner le nom de leur maître. Derrière les pseudonymes les plus extravagants, on découvre à l’occasion des signatures célèbres telles que celles de Toulouse Lautrec, Caran d’Ache ou Alphonse Allais.
A l’Olympia ou aux Folies Bergères qui leur prêtèrent leurs murs, les artistes Incohérents exposaient tout ce qu’ils pouvaient concevoir de plus excentrique mais aussi ce qui faisait rire le public d’alors : caricatures, satires politiques et anti-cléricales, parodie tant des peintres pompiers que des impressionnistes.
Cependant, ce fut le recours au jeu avec les mots et avec l’inattendu qui fonda leur célébrité : calembours en images (Porc trait par Van Dyck – Invasion des uns – Vénus demi-lot), traductions au pied de la lettre et en trois dimensions (Un général hors cadre – La moutarde me monte au nez), miroirs pré-duchampiens (Portrait de tout le monde) et jusqu’à la série monochroïdale d’Allais dont la pièce écarlate la plus connue est sous-titrée Récolte de tomates au bord de la mer Rouge par des cardinaux apoplectiques (1883) et dont le monochrome blanc Procession de jeunes filles chlorotiques par temps de neige sera exposé en 1972 à l’exposition Equivoques du Musée des arts décoratifs de Paris.
Les formats des œuvres incohérentes « follement hybrides » ainsi que les qualifie Félix Fénéon en 1883, provoquent la bienséance (12 mètres de long pour une peinture simili-historique de Caran d’Ache - 1,50 m de hauteur sur 20 cm de largeur pour une autre au bas de laquelle un ver de terre se meurt d’amour pour une étoile située dans la partie supérieure). Les compositions sont peintes sur des supports qui tournent le Grand Art en dérision : écumoire, chemise, cervelas à l’ail, toile émeri, balai , voire sur un cheval vivant peint aux couleurs nationales. Parfois on délaisse la toile pour ne peindre que sur le cadre (Delpy).
Tableau démontable pour petits appartement ou villégiatures Emile Cohl - Exposition des Arts Incohérents 1893
En 1882 déjà, alors que le pointillisme représente le comble de l’innovation picturale, les incohérents exposent des aquarelles à l’eau de Seltz, et des natures cuites, des tableaux en pain, en petits pois, des sculptures en fromage de gruyère ou marron d’Inde. Ils clouent un tulle moucheté de blanc sur une peinture pour suggérer un temps de neige, ajoutent des perruques, du chocolat, des timbres poste à leurs compositions et réalisent des pièces d’anthologie telles que le Tableau démontable pour petits appartement ou villégiatures d’Emile Cohl dont chacune des neuf parties constitue un tout en soi et l’ensemble réuni une scène de genre ; ou encore une allégorie de Poser un lapin mettant en scène un couple devisant à la terrasse d’un café, de la bouche du monsieur partant une ficelle reliée à l’extérieur de la toile au cou d’un lapin vivant grignotant des carottes dans une cage.
Le public venait aux Incohérents pour se distraire et ne songea jamais à s’indigner de leurs extravagances. De là à les considérer comme des œuvres d’art, il y a un gouffre que personne ne franchira alors. Pas même les Incohérents qui se disculpent des rares accusations d’anarchisme ou de spéculation en proclamant en 1886 : « Nous ne faisons pas de l’art », présageant en toute insouciance de plus tardives revendications.
Au plus fort du succès de leurs expositions, les Incohérents suscitèrent un véritable mouvement de mode : cafés et revues fleurirent sur le bitume parisien, et à la mi-carême toute la ville se rendait à leurs bals costumés.
Nature très morte -Sage, 1884
Malgré cette célébrité d’un siècle finissant, les Incohérents - n’ayant jamais théorisé ni rien revendiqué d’autre que la bonne humeur - furent relégués au rang d’amuseurs publics puis oubliés. L’Incohérence s’est évanouie comme le chat du Cheshire de Lewis Caroll, sur un sourire et il n’est presque rien resté de ses talentueuses incartades, si ce n’est quelques catalogues, affiches et photographies.
En poussant la caricature dans ses derniers retranchements, l’Incohérence, exempte de toute contrainte, a atteint avant la lettre les sommets du génie absurde. Impossible de regarder du même œil Dada et l’art qui suivit après ces révélations prophétiques.
Nouveau réalisme, Art brut, Fluxus, Panique…Dans divers territoires l’Incohérence semble avoir tracé un bout de chemin. La Joconde de Duchamp fait irrésistiblement penser à une certaine Vénus de Milo incohérente barbue et nombre des procédés des avant-gardes successives perdent de leur sel.
L’histoire de l’art , qui sacrifie souvent à la manie de trouver des antécédents à tout, n’a jamais dans sa recherche de filiation mis en relief l’Incohérence, alors même que nombre de coïncidences, tant historiques que formelles, nous prouvent que les Surréalistes et Dada connaissaient les Incohérents. Yves Klein lui-même aurait eu vent des expériences monochroïdales d’Allais (la différence entre eux, de son propre aveu, étant qu’Allais « n’avait pas assumé ». Ben dixit.)
L’incohérence, comble de l’avant-garde ? Après tout, l’avant-garde par définition se consume dès lors que le public l’accepte, la classe, la digère. L’incohérence n’a jamais été reconnue en tant que mouvement artistique. En cela, peut-être incarne-t-elle au point extrême et dérisoire la pureté même de ce que l’on peut entendre par concept d’avant-garde.
En octobre 1988, Présence Panchounette, collectif iconoclaste sabordé depuis, recréa quelques œuvres incohérentes à l’occasion de la Foire international d’art contemporain (FIAC) du Grand Palais. Les visiteurs du stand de la Galerie de Paris posèrent peu de questions. Il y avait là la Vénus des mille eaux, le Bas relief, les Dix manches gras, un tableau en pain…juste sous-titrés d’un cartel indiquant deux dates : celle de la conception original et celle de 1988, sans plus de détails.
Faut-il lire dans le peu de curiosité du public un signe du panurgisme culturel qui fait prendre l’air entendu à ceux qui ne veulent pas avoir l’air ignorant. Ou y lire simplement la modernité de l’Incohérence. Les rares interrogations concernèrent le prix du Ciel sans nuage (monochrome bleu) et de la Nocturne à deux voies (deux toiles noires : les trois points rouges du train partant sur l’une, les deux points jaunes du train arrivant sur l’autre), qui auraient été vendus dix fois s’il s’était agi du Klein et de l’Armleder que les collectionneurs croyaient y reconnaître. Avant même d’attendre une explication, beaucoup partir en maugréant. Mais combien s’interrogèrent sur le concept d’avant-garde, sur le précieux du regard, sur l’influence d’un titre ?
Par la suite, il y eut de sages rétrospectives historiques au Musée d’Orsay et à l’Alliance française de New-York. Mais c’est à la FIAC en 1988, dans cette confrontation brutale avec le monde de l’art contemporain que l’Incohérence revécut le mieux, goguenarde, et lourde de questionnements auxquels il n’a pas été répondu.
L’art c’est vous. Vous c’est le centre du monde. Face à la même apparence dissimulant de multiples mobiles, de multiples regards. L’art est hasard. Ayons du moins la décence de déchirer les calendriers. Parfois l’anodin devient éternel.
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Repères bibliographiques
- Catherine Charpin – Les arts incohérents (1882-1893).- Paris : Syros-Alternatives, 1990
- Luce Abelès, Catherine Charpin .- Arts incohérents, académie du dérisoire.- Paris : Réunion des musées nationaux, 1992 (les dossiers du Musée d’Orsay)
- L’avant-garde a bientôt cent ans / Catherine Charpin.- Galerie de Paris, 1990 (catalogue édité à l’occasion de l’exposition de Présence Panchounette à la FIAC 1988)
- Denys Riout.- Remarques sur les Arts Incohérents et les avant-gardes.- in Actes de la recherche en sciences sociales, Paris, nov.1981, pp.86-88