par André Faber
Il y a très longtemps, du côté de Lascaux, un type costaud et velu qui se croyait plus malin que les autres, s’empara d’un bout de bois calciné et dessina un mammouth sur les parois d’une grotte. Ça plairait aux gosses et montrerait ainsi aux femmes ce qu’il avait chassé la veille avec ses potes.
Tu te prends pour Reiser ? lui dit le chef de la tribu.
C’est ainsi que le dessin de presse est né.
Rire, réagir, réfléchir
De tout temps, donc, le dessin de presse plait aux lecteurs et agace les rédacteurs en chef. Pour eux, le meilleur dessin est encore une photo. Car la photo, on connaît, c’est moins compliqué que le dessin. Le dessin de presse est subjectif, il est un parti pris qui engage le dessinateur, le dessin de presse est un éditorial au même titre qu’un billet, le dessin de presse, quand il est bien fait, c’est-à-dire souvent mal dessiné, provoque, interpelle, dérange, conforte, rassemble et pire, fait sourire, voire carrément rire. Odile Conseil, rédactrice en chef adjointe de Courrier International - un des rares magazines faisant la part belle au dessin d’actualité - a coutume d’évoquer la règle des trois R : Un bon dessin de presse fait Rire, Réagir, Réfléchir. Nous voilà prévenus. De surcroît, le dessin prend beaucoup de place, trop pour certains. Observez un lecteur devant une page de journal. Son regard, s’il ne va pas vers les jambes de sa voisine, ira tout d’abord vers le dessin puis, évoluant en cercles concentriques, son œil plongera progressivement vers les titres, sous-titres pour enfin entrer dans l’article. D’où une certaine méfiance des rédacteurs, suspicion teintée également d’admiration jalouse. La collaboration entre rédacteurs et dessinateurs est délicate. Les rédacteurs sont souvent démunis devant le dessinateur de presse. Comment parler dessin ? Comment formuler une pensée cohérente vers ce type barbu rigolard au pull trop large et lunettes rondes, dernier des mohicans à rouler des cigarettes et arroser systématiquement ses repas de côte du Rhône ? Artiste, auteur, journaliste, comique ? Dessinateur, qui es-tu, se demandent le journaliste d’écriture ou le lecteur. Car si le dessinateur, avec ou sans son BAC, sait lui aussi écrire, le rédacteur lui, ne sait même pas dessiner un « Picasso ».
Parler dessin
Vous l’aurez compris, le dessin « lu » dans le journal ne tombe pas du ciel, il reste source de débat et interrogation, tant au sein de la rédaction que plus tard chez le lecteur. Au départ, un sujet provoque une réaction en chaîne qui finalement donnera naissance à quelques traits et taches intelligibles imprimés entre des colonnes de texte, le fameux dessin. Le plus souvent, la rédaction propose le sujet. Le dessinateur, seul dans sa mansarde au plafond percé, à trois cents kilomètres de là, voit un signe sur l’écran de son ordinateur tel Néo dans Matrix, décroche son téléphone et répond présent. Il peut également proposer ses dessins directement vers des rédactions qu’il pressent en connivence éditoriale. Fréquemment dans ce cas, son travail finira scotché sur la lampe de bureau d’un stagiaire et fera office d’abat-jour, sans plus. Car le journal est calibré, maquetté et n’offre guère de place à la fantaisie. À croire que l’actualité se prévoit huit jours à l’avance. Voilà donc le sujet énoncé à notre dessinateur, sujet entendu le matin à la radio, vu à la télé, le net a relayé la chose, les blogs sont chauds, l’éditorial est en cours d’écriture, le journaliste est parti déjeuner. Idéalement, une discussion s’engage entre le secrétaire de rédaction et le dessinateur. Il y est question d’angle d’attaque, de dessin d’accroche, de clignotant incitatif, d’une entrée dans le papier, d’un dessin ouvert, d’un portrait à charge, autant d’indications dont personne ne tiendra compte mais qui permettent de savoir que chacun parle bien le même langage, le « parlé dessin », et que l’on s’inscrit dans la supposée ligne éditoriale du journal. Le dessinateur demande des nouvelles de l’épouse du secrétaire, est-ce que les gosses vont bien, bientôt les vacances, c’est pas facile en ce moment. Le secrétaire, quant à lui, se plaint du rythme trop soutenu, ils vont nous tuer, les restructurations en cours au desk, c’est pas facile en ce moment. Cet échange primordial permet d’établir la connivence indispensable à ce que l’on appelle une collaboration. Briefé, le dessinateur avale son septième café soluble et se gratte la tête. C’est à lui de jouer.
Crème fraîche
Qu’est-ce que je vais pouvoir proposer sur l’enlèvement de quelques Japonais par les services secrets nord-coréens survenu en 1970, se dit le dessinateur ? Car voilà son sujet du jour. Il appelle une copine, lit son horoscope, se jette sur google pour en savoir plus et hop, c’est parti. Les idées affluent. Il décalque la carte du Japon, se disant que ça peut toujours servir. Une carte, son contour, peuvent nourrir un dessin, se traduire en flaque de sang, banane, visage, aile d’oiseau, c’est un truc. Le dessinateur écrit : « Enlèvement », « otage », « service secret », « Japon », « Corée », « crème fraîche », là il confond déjà avec sa liste de courses. Mais de ces mots peuvent naître une idée, il écrit comme un dessinateur. Il écrit « jaune » par exemple, tout ce qui lui passe par la tête, « polar », « ambiance », « série noire », « ombre », « ombre jaune », « Bob Morane », tout. Incroyable comme ça écrit un dessinateur. Les premiers dessins arrivent, illisibles, entre écriture et dessin, trois traits, deux patates, quelques flèches, quelques mots, «mec qui marche », « prison », « amnistie internationale » car il pense aussi à d’autres dessins qu’il a vus dans une revue ou une BD avec Buck Danny. Les premières propositions griffonnées partent vers la rédaction par mail. Le dessinateur mange un cassoulet en boîte, la radio en sourdine, un quotidien national en bout d’assiette, il travaille. Acharné, butté, passionné, il va même se permettre une sieste de vingt minutes tandis qu’on attend de lui une autre création. Il a lu dans un journal justement que le sommeil zen était salutaire et favorisait la créativité. Une ultime proposition surgit de son cerveau et de sa main. La rédaction donne son accord. Livraison avant dix-sept heures comme d’hab’.
Seul avec les autres
Seul avec son chat, sa feuille et son crayon, voici notre dessinateur à l’œuvre. Tandis qu’il trace ses premiers traits, il pense mollement à ses confrères de solitude, voit dans sa tête le style et la manière de cette poignée de journalistes dessinateurs dont il fait partie : les besogneux, ceux qui à coup de lourdes hachures masquent les faiblesses de leur dessin, ceux qui ont peur du vide et saturent le moindre millimètre carré de l’image d’une multitude de poils inutiles. Les bavards, qui au-dessus d’un maigre personnage vont surtout dessiner des lettres. Les rapides, qui en trois coups de pinceau rageur lâchent leur dessin comme on tire une balle. Les académiques, imbattables dans l’art du portrait au-dessus duquel ils posent un commentaire interchangeable du genre, Machin rejoint le gouvernement ou la rentrée de Machin, car eux, ils savent dessiner Machin. Les roublards, qui associent deux faits politiques ou faits de société, succès assuré auprès des rédacteurs en chef qui se régalent de la recette. Les plasticiens, qui à partir d’une silhouette de crapaud vous font le portrait de Marguerite Duras avec ombres et lumière, sans baver. Les stylistes, capables de représenter le Général De Gaulle dans un rayon de vélo ou une clé à mollette. Les minimalistes, apôtres du vide et de l’épure, ils peuvent reconstituer l’attaque du World Trade Center avec deux cures dents. Ceux qui dessinent mal avec beaucoup de talent, ceux qui dessinent superbement pour pas grand-chose. Les littéraires, les moines du dessin penchés une semaine sur leur vignette, les virtuoses, rapides et efficaces, dessinant les mains dans les poches, les dépressifs, les grandes gueules, les jeunes vêtus de noir, les très vieux, les disparus. Quelques rares dessinateurs à l’identité forte, ceux qui ont trouvé leur patte, dont on dit sans se tromper, ça, c’est du X ou du Y, j’ai vu un type chez le coiffeur, on aurait dit du Chose. Voilà à quoi pense notre dessinateur, courbé sur sa table lumineuse, reprenant pour la troisième fois le contour d’une main et se rappelant les paroles implacables de Picasso, « c’est à la main (dessinée) qu’on voit la main (de l’artiste) ». Le dessinateur jette un œil sur l’horloge de son Mac, il sait qu’au-delà d’une heure, deux maximum, son dessin ne vaudra plus rien. Car plus il passe de temps sur l’ouvrage, plus il s’éloigne de sa première impulsion, son intuition primitive. Déjà il sent qu’il bascule du côté des besogneux bavards et des stylistes roublards. Il triche, veut faire joli, rajoute des ombres portées, crée des arrière-plans, une perspective, joue sur la couleur, sachant bien que le dessin de presse n’est pas une question de dessin mais une question de propos.
Vous avez quoi comme voiture ?
Sitôt son dessin livré via internet, le dessinateur vide son cendrier, expédie ses brouillons dans la poubelle, ouvre sa fenêtre et jette un regard sur le vaste monde. Lu par quelques centaines de milliers de lecteurs, en dehors de la boulangère et du buraliste, peu connaissent sa trombine. Quand on lui demande ce qu’il fait dans la vie, il répond, je fais des images, je n’en suis pas une. Le dessinateur sort peu. Paraît qu’il fait rire mais il n’est pas drôle. C’est un solitaire. Comment vous faites pour l’imagination lui a demandé un gamin lors d’une intervention au collège Paul Verlaine ? Combien ça gagne un dessinateur lui a demandé une gamine ? Plus qu’une caissière mais moins que le garagiste. Vous avez quoi comme voiture ? Je suis libre se dit le dessinateur en caressant son chat. Je n’ai pas de patron, ou plutôt si, j’en ai autant que de journaux pour qui je travaille, mais tels des animaux, nous nous sommes reniflés, nous nous sommes reconnus, ne vivons-nous pas la même grande aventure de la presse ? Ce qu’il en reste ? Pourquoi je dessine se demande encore le dessinateur ? Et tout à coup, ça lui revient. Le petit Prince avec sa longue écharpe, les animaux de Chaval, les dessins sans paroles qui en disaient long tandis qu’il attendait son tour chez le coiffeur en feuilletant des revues, un voisin pâlichon aux cheveux ébouriffés qui marchait dans la neige, son immense carton à dessin sous le bras, oui tout est là. L’école d’Art, les copains, une fille qui posait nue sur un fauteuil en osier, on voulait changer le monde, on avait des choses à dire, faut aller à Paris, c’est là que ça se passe, un escalier étroit, le premier éditeur, c’est bien les gars, continuer et revenez me voir quand vous voudrez, la route, la vitesse, l’espace infini, la nuit bleue sur une aire d’autoroute, la pluie, le temps du possible, une grotte, un mammouth, Reiser, c’est ainsi que tout a commencé. C’est ça la vie d’un dessinateur. Dessiner pour vivre plus, résister, créer du lien, créer de la connivence, créer de l’amitié, de l’amour pourquoi pas, voilà ce que le dessinateur dit en dessin.
andré faber
Petite bio de l'auteur : né en 1954, formé à l'Ecole des Beaux Arts de Metz, Faber alterne clavier et table à dessin. Tour à tour graphiste, infographiste, illustrateur, affichiste, son travail trouve sa place dans la presse et l’édition. Dessinateur et journaliste indépendant depuis 1994, il illustre notamment l'actualité internationale pour le journal Le Jeudi, au Luxembourg. Faber est publié régulièrement dans la presse nationale en France : Le Monde, Courrier International, Vie de famille, Entreprise et carrières, L’Observer de l’OCDE… Ses BD sous forme de strips - Monsieur l'Homme et les Bonshommes - ont été publiées dans l'ensemble de la presse quotidienne régionale de l'hexagone.
Mise en ligne le 7 octobre 2008, le texte sera publié dans la revue papier Les carnets de Médamothi (Metz).
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