Dessin de Riss, Charlie Hebdo du 28 janvier 2009
Dessin de Siné, Siné Hebdo du 28 janvier 2009
« Tous à la manif du 29 ! », tel pourrait être le slogan de nos deux hebdos satiriques qui s’accordent pour une deuxième fois de suite sur un sujet d’actualité commun : la manifestation du jeudi 29 janvier 2009 à l’appel des principaux syndicats du public comme du privé, pour la défense de l’emploi, du pouvoir d’achat et des services publics.
Charlie Hebdo et Siné Hebdo consacrent donc leur « une » à cet événement, analysé comme une journée de protestation visant principalement la politique incarnée par Nicolas Sarkozy. Les politologues et autres commentateurs le disent, la manifestation sera « politique » autant qu’« existentielle », traduisant les angoisses sociales mais aussi une certaine colère contre la distribution des milliards d’argent public aux banques et aux entreprises qui pourtant font des bénéfices et qui, pour les premières, continuent à spéculer, sans pour autant rouvrir les vannes du crédit.
Le dessinateur historique, Siné, s’inspire d’une affiche de Mai 68 qu’il actualise pour l’occasion, tandis que le « jeune » Riss remonte plus loin encore puisqu’il convoque Napoléon Ier pour souligner les tendances de Sarkozy à accaparer tous les pouvoirs. L’un évoque le passé au travers d’un graphisme particulier, l’autre recourt à la parodie historique dans son style graphique habituel.
Il n’aura pas échappé au lecteur que Riss combine deux événements. La manifestation du 29, mais également la tempête dans le Sud-Ouest, événement qui a frappé les esprits (et pas seulement !). La métaphore se fait donc météorologique, Riss évoquant une « manif de force 10 », référence à l’échelle de Beaufort qui compte 13 degrés, de 0 à 12 (ouragan). Force 10 correspond à l’état de Tempête, événement climatique particulièrement violent qu’a subi une partie de l’Europe il y a quelques jours.
La tempête sociale doit donc balayer à son tour le sarkozysme, figuré sous l’apparence d’une statue de pierre qui soudain vacille. Riss réalise le tour de force qui consiste à mettre en scène un mouvement social, sans représenter un seul manifestant. Quelle efficacité, la métaphore !
Le procédé n’est évidemment pas nouveau, comme on le voit avec ce dessin de Pépin (qui lui-même n’invente pas le procédé) mettant en scène également une bourrasque de vent emportant tout sur son passage et risquant de mettre en péril le gouvernement Méline ou cette carte postale soviétique utilisant le même procédé en vue de mettre à bas la Bourse et le capitalisme. La caricature convoque souvent la météorologie : un soleil radieux (la République par exemple) chasse de vilains nuages (les monarchistes). Le soleil aveugle l’adversaire ou illumine le héros ; il fait fondre des politiciens congelés, bientôt transformés en vulgaires flaques d’eau. Les nuées, elles, s’amoncellent et annoncent un avenir tragique pour tel ou tel adversaire. Enfin, une pluie torrentielle, symbole d’impuissance et d’échec, accable les cibles du dessinateur. La « une » de Charlie Hebdo se montre d’ailleurs très économe pour figurer la tempête. Quelques graphismes parallèles et légèrement courbes, trois pots de fleur virevoltants, une statue oblique plutôt que verticale et enfin, en arrière plan, quelques arbres fortement inclinés. L’ensemble, particulièrement dynamique, suffit à évoquer la puissance du vent qui, pour l’occasion…, vient de la droite, ce qui aura sans doute étonné l’observateur attentif.
Pourquoi de la droite ? Une inversion de l’image, comme nous le montrons ici, aurait tout aussi bien fonctionné et aurait évacué cette petite contradiction symbolique…
Autre procédé en jeu chez Riss, la statufication, ici propre à souligner la mégalomanie de Sarkozy d’une part, et d’autre part la stabilité et la force de son pouvoir jusque-là inébranlable. Dès les années 1830, les dessinateurs républicains imaginent une allégorie à bonnet phrygien, Marianne, symbole de leurs aspirations républicaines, en statue, que les réactionnaires, eux, tentent d’abattre à l’aide de cordes qui néanmoins se brisent. La statue évoque la force, la puissance, le pouvoir officiel et installé, bien qu’aujourd’hui, contrairement à ce qui se pratiquait jusqu’à la fin de la IIIe République, les pouvoirs en place n’accordent plus grande importance à la statuaire officielle.
Siné, en 1968 dans l’Enragé, représentait lui aussi une statue renversée, cette fois par les manifestants eux-mêmes. Elle symbolisait « la France » (une Marianne, un magistrat, un CRS à cheval, un curé, un ouvrier avec faucille et marteau, jonchés sur un socle imposant…). La statue peut donc représenter le symbole que l’on chérit, ou l’objet en apparence inébranlable de sa haine.
Mais la puissance se renverse, même sous l’effet d’un fort vent, et l’effet visuel de ce qui semble totalement irréaliste par ailleurs, n’en est que plus frappant ! Le fait de déboulonner une statue renvoie à des événements historiques, même à des époques récentes : on pense aux destructions d’effigies de Lénine après la chute du mur de Berlin, ou à celles de Saddam Hussein quand le régime irakien s’est écroulé sous les bombes américaines.
Comme on le voit, Riss, et ce n’est pas une nouveauté chez lui, traduit la mégalomanie de notre omni président de la République par la convocation d’un empereur lointain : Napoléon Ier. Si la caricature du XIXe siècle oppose souvent tel ou tel de ses adversaires au « grand » homme, c’est avant tout pour les discréditer par comparaison. Ainsi la caricature se moque du président Louis-Napoléon Bonaparte en l’animalisant en une grenouille de toute petite taille face à un immense Napoléon Ier. Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour que les dessinateurs jouent de la transfiguration et affublent leurs cibles d’un bicorne et d’une posture typiques. Il s’agit bien alors de fustiger Guillaume II par exemple, présenté comme un dictateur voulant étendre son pouvoir sur la planète entière.
Précisons que chacun a le dictateur qu’il mérite. Sarkozy a les honneurs d’un Napoléon, Le Pen a, de son côté, été notablement transformé en Hitler…
Comme à son habitude, Charlie Hebdo joue de la caricature et vise une figure dont les traits du visage, tirés vers le bas et associés à la couleur gris-vert de la pierre, traduisent la morosité.
Siné Hebdo, comme son confrère, adopte le rouge comme couleur dominante. Rouge des luttes sociales. Siné représente lui aussi Sarkozy, mais d’une tout autre manière et sans chercher la ressemblance. On l’a vu, le dessinateur de l’Enragé reprend à son compte la fameuse affiche du mouvement de Mai contre le général de Gaulle (« la chienlit c’est lui »), réponse au président de la République qui aurait déclaré lors d’un conseil des ministres : « La réforme, oui ; la chienlit, non ». La silhouette du général était reconnaissable entre toutes grâce notamment à sa casquette militaire et son long nez horizontal. Le graphiste de l’époque avait habilement ridiculisé le militaire en le figurant sous l’apparence d’une marionnette (le terme chienlit évoque à l’origine un personnage du carnaval de Paris d’après wikipédia…). Siné reprend la posture (bras levés du faiseur de discours qui s’adresse à la foule), le dessin très spécifique des mains, il accentue le dimorphisme droite-gauche. Par contre, la casquette a disparu, le nez s’est affaissé, le personnage est gratifié d’une oreille, ainsi que d’une… montre d’un graphisme bien différent de ce que permettait la sérigraphie de 1968 et que le « copié-collé » n’a pas cherché à faire apparaître comme entourant le poignet (tous à vos loupes !). La montre (Rolex de préférence), élément d'identification de Sarkozy depuis plusieurs mois, renvoie évidemment au « bling-bling » présidentiel, que l’on peut comprendre comme l’expression de la solidarité du président de la République avec les classes riches.
Siné intègre au slogan le nom du président, aspect rendu nécessaire par le manque de ressemblance du personnage. Le dessinateur a inscrit son affiche dans un cadre noir rectangulaire aux bordures intérieures légèrement arrondies, représentation typique du « petit écran » dorénavant obsolète. Il s’agit là sans aucun doute d’une référence à la loi sur l’audiovisuel public qui renforce notablement le contrôle de l’Elysée sur les médias.
Siné joue sur un paradoxe discret : il détourne une affiche de Mai 68 et un de ses slogans les plus célèbres, tout en faisant imprimer, au dessus de son dessin, une citation du candidat Sarkozy indiquant : « Je suis convaincu qu’on est en train de sortir enfin de Mai 68 et de tous ses slogans » !
Riss et Siné tentent de matérialiser graphiquement le désir du lecteur tout en l’encourageant à se mobiliser. Riss évoque avec enthousiasme et optimisme une « manif puissance 10 » et imagine par avance les effets possibles d’un mouvement social puissant : ébranler sinon mettre à bas un système de gouvernement symbolisé par son chef suprême ridiculisé en Napoléon de seconde zone. Siné de son côté, associe Sarkozy à de Gaulle, contamination sans doute pas plus positive chez les gens de gauche aujourd’hui. Il ne représente pas la manifestation ni ses effets potentiels, mais il met en image l’objet de la haine supposée des salariés en colère, faisant appel à la mémoire sociale de chacun. En invoquant Mai 68 par le biais d’une affiche de l’époque, Siné dit son espérance en un mouvement d’une même ampleur, d’une même profondeur, mouvement qui avait mis en grève des millions de salariés pendant plusieurs semaines, grève dure et parfois violemment réprimée.
Le dessin de presse et la caricature nourrissent les imaginaires collectifs en matérialisant les espoirs ou les haines de chacun. Charlie Hebdo et Siné Hebdo s’entendent, en tous cas, pour une fois sur un anti sarkozysme commun.
Bonne manif et n’oubliez pas d’attacher vos pots de fleur !
Guillaume Doizy, le 28 janvier 2009.
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