Dessin de Charb, Charlie Hebdo du 6 mai 2009
Dessin de Siné et Delépine, Siné Hebdo du 6 mai 2009
Charlie et Siné Hebdo, engagés dans une lutte fratricide (que les amateurs de ce genre de divertissement suivront avec intérêt sur le blog de François Forcadell), offrent à leurs lecteurs du jour deux « unes » particulièrement différentes, et même très opposées, bien que le sujet demeure très proche.
Intéressons nous d’abord à la composition. Comme le savent bien les amateurs de « grande » peinture, une image se construit sur des lignes de force, sur une hiérarchisation de l’espace iconique comme on dit, sur une circulation du regard. Les publicitaires étudient ces phénomènes et le dessinateur satirique qui vise à produire une image « choc », construit un ensemble visuel propre à servir une intention, mais également interpeller le lecteur.
De ce point de vue, Charlie Hebdo, avec le dessin de Charb, choisit la focalisation : un objet principal, Sarkozy, cadré en plan rapproché, « encadré » par deux autres entités : la masse rouge que constitue la langue et le texte en haut de l’image. Le regard se déplace de manière circulaire langue-cul / visage / titre du dessin.
Siné et Delépine adoptent une composition beaucoup plus sage dans laquelle prédominent deux horizontales formées par le texte d’une part et par l’alignement des ministres, des fenêtres et des marches de l’autre. Le lecteur s’intéresse alternativement au titre puis, d’abord de manière indistincte, à la masse que constitue le gouvernement, sorte de nuage pointilliste alternant des zones de couleur et des taches blanches et répétitives. Une seconde circulation s’opère au sein même de cet ensemble, car le lecteur joueur cherchera à reconnaître qui est qui, opération pas toujours évidente, car Siné ne vise manifestement pas à restituer l’ensemble du gouvernement. Lecture en deux temps donc : d’abord verticale entre le titre et le gouvernement sur le perron probable de l’Elysée, aléatoire ensuite dans le jeu d’identification avec un point d’arrêt autour du petit personnage au premier plan et surtout de l’estrade rouge sur laquelle il se tient. L’étude minutieuse permet de découvrir deux éléments autour de Sarkozy, en plus de sa petite taille : les deux codes civils et les mains cachées dans le dos, contrairement aux autres personnages autour de lui dont les bras restent apparents et tendus le long du corps. Là encore, Siné ne restitue pas la diversité qui prévaut pour les photos officielles pour lesquelles les ministres présents semblent ne pas devoir se conformer à des consignes strictes quand à leur posture générale. La « sacralité » de notre époque autorise une plus grande variété du point de vue du maintien, mais également de l’expression des visages que ne le restitue Siné. Mais il y a là un moyen de distinguer le « chef », des exécutants, raides et interchangeables.
Charlie Hebdo privilégie donc une image « choc », constituée d’éléments facilement déchiffrables organisés de manière triangulaire ou circulaire, dont on saisi le sens très rapidement et qui n’induit pas un second temps de lecture plus approfondi, tandis que Siné Hebdo élabore une composition certes simple et symétrique qui induit une lecture trilogique « grippe A », « sales gueules » et masques de manière immédiate, mais permet également une exploration plus lente, minutieuse et ludique.
Chez Charb, le jeu des couleurs rappelant celles de la République, couleurs saturées et contrastées entre elles, constituées en de grands aplats, impose au lecteur sa virulence visuelle, tandis que la « une » de Siné Hebdo constituée de taches colorées délavées sur un fond gris hétérogène et animé, offre une apparence plus sourde et monotone.
Reste que le dessin de Charb induit également une seconde étape d'interprétation, provoquée par le hors-champ : à qui appartient le bel organe charnu disposé en bord de page ? Qui inscrire dans la liste des « lèche-culs » stigmatisés dans le titre ?
L’une de ces deux images nous semble-t-elle plus efficace du point de vue graphique ?
Poser la question en ces termes ne permet pas de rendre compte de l’intention des dessinateurs. En effet, Charb et Siné n’offrent pas le
même message et ne recourent pas au même langage caricatural.
Charb préfère le trivial. Il déshabille le chef de l’Etat, nous montre son postérieur, les poils de ses jambes, s’inscrivant ainsi dans une tradition très lointaine,
mais minoritaire, qui remonte à Luther et son antipapisme. Sarkozy nous est présenté dans une posture dégradante. Penché vers l’avant, il valorise son « cul » que vient lécher une
immense langue. La scène voit son réalisme renforcé par la présence de la goutte de salive, particulièrement sensuelle, organique, physiologique, inséparable de toute muqueuse en activité. Les
sudations en général forment le terreau d’une certaine caricature depuis les années 1960 qui a beaucoup déshabillé les élites, en recourant également à la scatologie. Le dessinateur joue sur la
disproportion entre cette langue immense, appartenant sans doute à un géant, et Sarkozy dont les proportions semblent « normales » dans l’espace du dessin, mais sans provoquer le
dégoût qu’une scène réelle provoquerait chez le spectateur. L’univers caricatural permet une prise de distance et pousse au risible quand des signes similaires, dans un contexte un peu
différent, induiraient un sentiment de révulsion.
La caricature ne s’encombre pas d’un réalisme excessif, tablant sur la capacité du lecteur à établir des connexions entre des éléments disparates si la distance visuelle ou symbolique qui les sépare n’est pas trop grande ou au contraire comblée par un élément métaphorique puissant.
De toute évidence, le titre du dessin permet de comprendre cette association que l’image seule rendrait plus obscure. Point amusant dans lequel réside sans doute la force du dessin : Charb s’en prend aux « lèche-culs » (sujets principal de la « une ») de Sarkozy, mais caricature le chef de l’Etat lui-même sujet principal du dessin, sans montrer ni nommer les lèche-culs en question. Le dessinateur charge une cible pour en stigmatiser une autre, ce qui revient à donner du grain à moudre au lecteur anti-sarkozyste exaspéré par l’homme, tout en « élevant » le débat de l’antisarkozysme.
En replaçant le dessin dans la controverse Charlie / Siné, les esprits malveillants expliqueront que la langue a pour propriétaire un certain… Philippe Val que la presse promeut bientôt à la direction de France Inter. Le futur nous dira peut être si Charb ne pensait qu’aux personnalités « d’ouverture » passés, présents et futurs, qui se sont ouvertement montrés favorables aux chef de l’Etat, les Besson et autres Jack Lang, sans oublier tous ceux de la majorité qui espèrent une bonne place dans la galaxie Sarko. En tout état de cause, il adresse peut-être à son patron une pique préventive…
Charb accorde à son lecteur un doux moment de jouissance sadique qui consiste à voir un adversaire politique ainsi ridiculisé, humilié dans une posture peu honorable. Rappelons qu’un dessinateur de la Belle Epoque n’aurait jamais osé représenter, dans la presse légale, un président de la République ainsi humilié.
Siné privilégie un dessin de groupe assez peu caricatural. Il parodie la photo officielle du gouvernement réalisée sur le perron de l’Elysée lors de sa prise de fonction. Prenant du champ, et quittant (lui aussi) l’antisarkozysme « primaire » (bien que reprenant le traditionnel complexe de taille de Sarkozy), Siné vise non seulement le chef de l’Etat, mais également le gouvernement qui applique sa politique. Après avoir traité Sarkozy de « pauvre con », voilà qu’il évoque la « sale gueule » des ministres, que la grippe A, avec le lot de moyens prophylactiques qui accompagnent sa progression, permettrait de ne plus voir. La caricature peut recourir à l’effacement graphique, comme synonyme d’une disqualification espérée.
Lors de l’Affaire Dreyfus, le masque visait à stigmatiser une hypocrisie présumée, la fourberie d’être sournois. Ici, le masque prophylactique a pour fonction de nier l’identité du gouvernement et de son grand chef, idée qui nous semble quelque peu dérisoire.
Siné semble particulièrement affectionner les saillies grossières à l’égard de nos ministres. Charb affuble Sarkozy d’une « sale » gueule, tandis que Siné, qui masque la face présidentielle, recourt aux mots pour parvenir au même résultat…
La caricature nous a plus habitué à transformer ses cibles en microbes qu’en victimes potentielles d’un virus invisibles. Qui n’a pas vu les images de ces mexicains terrorisés, portant des masques pour ceux qui avaient la chance d’en posséder, dans l’espoir d’échapper à la maladie, et donc à la mort ? L’empathie que l’on peut éprouver pour une population dont on connaît la difficulté d’accès au soin ne risque-t-elle pas de parasiter l’esprit satirique du dessin, qui se concentre dans le caractère ridicule de ministres ainsi masqués pour une telle photo officielle ? La métaphore médicale ici utilisée et qui permet la condensation, nous semble assez peu convaincante et impropre à produire du comique. Le masque médical protège, il ne dégrade pas.
Charlie et Siné Hebdo sont d’accord (pour une fois !) sur un point : célébrer à leur manière dérisoire un triste anniversaire : les deux années de « pouvoir sarkozyste » en France. Remarquons que les deux « unes », pareillement, se refusent à nous dire ce qu’elles reprochent au sarkozysme, puisant dans le grotesque ou le trivial une nourriture suffisante.
Regrettons (nous ne nous excusons pas, comme le ferais Ségolène Royal), que nos dessinateurs ne se contraignent pas de temps en temps à ne former leurs « unes » que d’un seul dessin qui ne comprenne ni titre ni légende et qui se concentre enfin sur des métaphores visuelles signifiantes, opération bien sûr difficile quand on met en image une expression littéraire. Saluons ici le dessin d’Avoine qui, alors que Siné Hebdo crie au vol de sa pétition et lance son « manifeste des 144 contre le délit de solidarité », aurait constitué une « une » particulièrement militante et accusatrice à l’encontre de la politique anti-immigrés de Sarkozy et de son gouvernement.
Guillaume Doizy, le 6 mai 2009