Dessin de Cabu, Charlie Hebdo du 10 juin 2009
Dessin de Siné et Martin, Siné Hebdo du 10 juin 2009
Nous avions évoqué, à propos de la « une » de Charlie dans notre chronique de la semaine dernière, la « ligne rouge » émotionnelle franchie par le journal. Intégrer si rapidement un événement tragique comme pierre angulaire d’un trait d’humour noir n’est pas sans risque, les dessinateurs le savent bien. Chacun adopte à ce propos une éthique particulière. Certains attendent que soit retombée l’émotion ou évitent l’humour noir dans de telles circonstances, préférant un trait de poésie par exemple, histoire de montrer une certaine empathie avec les victimes.
Charlie Hebdo a « frappé » fort en publiant, trois jours après le crash, un dessin montrant le drame, bien qu’à propos des élections européennes. L’indécence ne nous semble pas du côté des dessinateurs. Certes, on peut comprendre l’émotion d’un proche des victimes face à un tel dessin, ou même d’un lecteur ému par la disparition de ces anonymes. Mais la vie nous confronte en permanence à des situations qui heurtent nos émotions personnelles… ou qui les alimentent à l’excès. La presse non satirique a fait preuve, de ce point de vue, d’une indécence extraordinaire, ne mettant aucune limite à son voyeurisme, à sa quête du sensationnel, à la mise en scène du drame. Mais rire de la mort demeure plus difficile qu’en pleurer, même si les larmes de certains débordent d’hypocrisie intéressée…
Charlie publie cette semaine un billet de Charb à propos de l’appel au boycott lancé par Frédéric Lefebre contre Charlie, ainsi qu’une pleine page sur les réactions suscitées par sa « une », et notamment une sélection de mails de lecteurs indignés ou au contraire solidaires de la rédaction. Le journal rappelle même qu’un dessin de Hara Kiri mettant en scène le crash d’un avion d’Air France dans les années 1970 avait même été condamné pour « préjudice commercial ». Hara Kiri aurait pu mettre Air France sur la paille, vu son influence sur les opinions. Rien de moins !
Ce qui frappe, dans cette affaire, c’est la puissance symbolique de l’image. Les dessinateurs de Charlie, en rien responsables de l’accident, deviennent, sous la plume de certains lecteurs quasiment des assassins, tandis que la direction d’Air France s’en tire pour l’instant à bon compte.
Depuis la naissance de la caricature politique, les puissants accordent à ce mode d’expression un pouvoir sans doute exagéré. Les Etats l’auront combattue ou instrumentalisée, s’appuyant sur la capacité de la caricature à émouvoir, indigner, entraîner l’adhésion. Quant à la mort, bien que largement désacralisée aujourd’hui (au point que l’on expose dorénavant des cadavres humains), elle demeure, dans certaines circonstances intouchable, notamment quand il y a instrumentalisation de l’émotion à son égard.
En tout état de cause, la caricature qui se montre la plus radicale dans ses procédés, suscite des réactions, et c’est bien normal. C’est dans sa nature même, ne l’oublions pas.
La semaine dernière, nos deux hebdos évoquaient l’élection européenne à vernir. Cette semaine Charlie et Siné Hebdo dressent le bilan du scrutin en quelque sorte, tous deux en recourant au procédé de la condensation.
Cabu produit un dessin que nous trouvons très drôle et qui fait mouche, associant le bon score d’Europe écologie, le mauvais résultat de Bayrou et l’engueulade télévisée entre les deux hommes peu avant le scrutin. Siné préfère de son côté évoquer le « succès » du camp de l’abstention qu’il relie au film publicitaire ?) « Home » de Yann Arthus Bertrand.
Cabu nous semble particulièrement réussir son coup : adoptant la métaphore sexuelle pour évoquer une situation politique, le dessinateur reprend un argument de Bayrou contre son adversaire écolo mais… le retourne contre lui. Lors du débat télévisé, le président du Modem a rappelé un écrit de Cohn-Bendit datant des années 1970 justifiant les relations sexuelles avec des enfants. L’altercation qui s’en est suivie, largement médiatisée, a marqué cette fin de campagne complètement atone en donnant enfin ( !) à la presse un os électoral à ronger.
Il faut dire que les politiques, habiles communicants, laissent rarement percer leur bile et se montrent généralement plutôt feutrés dans leurs interventions publiques.
Cabu ironise sur le « scandale » en jeu. Cohn-Bendit a donc « niqué » Bayrou, le dépassant largement dans les scores. Le premier, présenté comme un adulte souriant et heureux (d’avoir réalisé une telle performance) tient sur ses genoux le petit Bayrou, vêtu de manière enfantine pour la circonstance, « subissant » les assauts (politiques en fait) du présumé pédophile…
La métaphore sexuelle n’est pas rare dans la caricature, nous l’avons suffisamment évoquée dans cette chronique à propos du dessin de presse depuis deux siècles. Le procédé de l’infantilisation, courant lui aussi, fonctionne ici de deux manières : non seulement il permet de présenter Bayrou comme victime d’un pédophile, mais il traduit également, par le jeu des différences d’âge et de taille avec le leader d’Europe écologie, la différence de proportion des voix.
Au Moyen Age, les artistes avaient adopté un code largement répandu qui modulait la taille des individus pour traduire visuellement leur place dans la hiérarchie sociale et religieuse. On représentait en général les donateurs et pire encore les simples fidèles quasiment comme des nains, tandis que Jésus ou les religieux faisaient figure de géants.
Tout au long du XIXe siècle, l’infantilisation dans la caricature permet de traduire deux situations très différentes : un état d’infériorité (comme ici) politique, ou au contraire la jeunesse d’un régime ou d’une idée, la puissance de son devenir. Dans cette optique, les dessinateurs républicains, surtout après 1870, ont abondamment joué avec l’âge de leur idole, Marianne, soit pour dénoncer la manière dont la réaction la muselait et l’infantilisait, soit au contraire pour mettre en avant sa capacité à… grandir.
Cabu, évidemment, ne retient que le premier aspect du procédé. L’enfant Bayrou n’a pas réussi à représenter la troisième force politique dans ces élections. L’infantilisation-échec associée à l’infantilisation-pédophilie nous semble ici particulièrement réussi et drôle, surtout après le clash télévisuel.
Siné et Martin ont retenu un autre événement médiatique, preuve du rôle prépondérant de la télévision dans le choix des « unes » de nos hebdos. Siné combine deux éléments : la diffusion mondiale du film Home et le très bon score des abstentionnistes « français » aux élections. Notons qu’en évoquant les seuls « français » et non les électeurs, Siné Hebdo, qui recalcule par ailleurs les résultats en prenant en compte les votes blancs et nuls (près de 800 000 ! en France), se contredit allègrement... Mais c’est un détail.
La traduction du titre du film « Home » forme le trait d’union entre les deux événements. Siné qui défend l’abstention pour ce scrutin se réjouit du fait qu’une majorité de français soient restés ce dimanche « à la maison », en donnant à voir un couple au lit très probablement en train de regarder la télé.
Notons que dans le dessin de Siné Hebdo, la typographie et la couleur ne sont pas choisis au hasard. Le dessin reprend la typographie quasi exacte du titre du film, ainsi que la dominante colorée de l’affiche. Ce rappel permet d’éviter les confusions possibles et en tous cas donne un indice supplémentaire au lecteur pour le décryptage l’image.
Il n’est évidemment pas question d’écologie dans ce dessin, ni du financement du film par PPR, investissement qui permet à ce gros groupe de se faire un coup de pub écolo à bon compte. Dans le procédé de condensation, comme ici, le dessinateur choisit de mettre l’accent sur l’aspect qui l’intéresse de chaque événement associé, pas toujours l’aspect le plus important. Le fait que les questions d’écologie soient ignorées par Siné et Martin semble tout de même limiter la pertinence de l’image, à moins qu’il ne faille comprendre ce dessin comme totalement ironique et désespéré. Car finalement, le film produit par Besson multiplie les plans de la terre vue du ciel et évoque des problèmes fondamentaux qui se posent à l’humanité, tandis que ceux qui ont choisi de s’abstenir lors des élections européennes avaient ce jour-là, du moins selon Siné, comme seul horizon leur chambre à coucher…
En recourant à la métaphore de la pédophilie Charlie Hebdo aura sans doute droit une seconde fois à l’ire de Frédéric Lefebvre, un des portes parole de l’UMP, au nom de la défense des enfants violés… Remercions Charlie d’avoir la bonté de donner à ces hommes en manque de popularité leur pitance hebdomadaire !
Guillaume Doizy, le 10 juin 2009