Par Guillaume Doizy
Article publié dans la revue Gavroche, revue d'histoire populaire, n° 140, mars-avril 2005, p. 8-13.
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En pleine discussion sur la séparation des Eglises et de l’Etat, au mois d’avril 1905, paraît en France une revue originale, Les Corbeaux, dont l’existence répond à l’émergence d’un militantisme par l’image tout à fait nouveau et caractéristique du mouvement social de la Belle Epoque. Certes, depuis les années 1880 et la loi sur la liberté de la presse, la caricature et la satire commentent et accompagnent abondamment les crises et les affaires de la Troisième République. Certes, depuis plusieurs décennies, l’anticléricalisme s’exprime à travers la presse illustrée et emprunte au comique sa puissance corrosive. Mais l’affaire Dreyfus, où les fractions les plus réactionnaires de l’Eglise catholique, de l’armée et de la société se coalisent, suscite un mouvement anticlérical profond et populaire qui s’empare de la satire comme d’un puissant moyen de propagande militante. Le libre penseur exaspéré par les menées de l’Eglise et pressé de voir la Séparation se réaliser s’approprie un discours virulent mais ludique contre le clergé et la religion, et diffuse autour de lui dans une pratique sociale souvent provocante des quantités extraordinaires d’affiches, de tracts, de chansons, de papillons gommés et de cartes postales, en général illustrés. Par leur politique de diffusion massive d’images volantes, Les Corbeaux participent de cette mutation sociologique qui transforme le dessin de presse et la satire en moyen de propagande et le lecteur en homme d’action.
Le processus s’élabore en quelques années. Fin 1902, le quotidien républicain et anticlérical La Lanterne dirigé par Victor Flachon crée une Association des Lanterniers en s’appuyant sur une importante campagne d’affiche à l’échelle de tout le pays. Le placard, dessiné par l’affichiste Ogé, représente un homme d’Eglise transformé en chauve-souris dont les doigts crochus enserrent le Sacré Cœur de Paris. Sa grande silhouette noire empêche le soleil de briller sur la ville. L’affiche obtient un important succès et suscite de violentes réactions. La Libre Parole (d’extrême droite) et La Croix y voient une caricature de l’Archevêque de Paris et crient au scandale. La Lanterne profite de cette agitation pour développer son association et vend pendant plusieurs années l’affiche comme « moyen de propagande ». Au même moment se crée l’Association nationale des libres penseurs de France (ANLPF) au rayonnement plus large, qui aura pour présidents d’honneur Marcellin Berthelot, Anatole France et Ferdinand Buisson. Particulièrement dynamique, elle compte 25 000 membres en 1905. Le journal L’Action qui s’en fait le porte-parole officieux se lance grâce à une affiche de Jossot, « Contre toutes les calottes », elle aussi très largement diffusée notamment sous forme de cartes postales.
D’autres journaux comme La Raison, Le Radical et Les Temps Nouveaux plus ou moins liés à des organisations, auxquels s’ajoute une presse de province efficace et des maisons d’éditions qui se spécialisent, alimentent cette dynamique. Tous ont en commun de publier régulièrement des dessins anticléricaux, mais surtout, à partir de 1904, de diffuser des images volantes qui servent de support à une intense propagande. Cette année-là L’Action tente même de lancer une revue satirique, L’Internationale, à laquelle collaborent de grands noms de la libre pensée, du radicalisme ou du mouvement ouvrier comme Jean Allemane, Aristide Briand ou Clovis Hugues. La revue « anticléricale, républicaine et socialiste » comprend plus d’images que de texte contrairement à la presse quotidienne. Les dessins de Foggini attaquent violemment l’armée, mais aussi l’Eglise à qui il repproche l’immoralité de ses curés et de ses moines souvent représentés en porcs.
Mais L’Internationale disparaît au bout de quelques mois. Il faut attendre la fièvre provoquée par la discussion autour de la Séparation puis son application houleuse au travers des Inventaires pour voir la naissance d’abord de la revue Les Corbeaux puis un an plus tard, en 1906, de La Calotte. Toutes deux symbolisent l’alliance durable de l’image, du rire et de la libre pensée, dans la lutte anticléricale voire antireligieuse.
L’hebdomadaire naît en fait au milieu de l’année 1904 en Belgique. Satirique et très illustrée, fondée par son principal dessinateur Didier Dubucq qui signe le plus souvent « Ashavérus », la revue défend une ligne démocratique-libérale, ouvertement anticléricale. C’est que l’opinion et la classe politique belge se partagent entre « cléricaux » d’un côté et « libéraux » de l’autre auxquels s’allient les socialistes à la fin du 19e siècle. La question scolaire cristallise les tensions politiques. Depuis les années 1880 les conservateurs dominent les institutions. Ils favorisent l’Eglise prompte à défendre la monarchie et l’exploitation ouvrière.
La revue de Dubucq accorde plus de la moitié de sa surface au dessin satirique et combine les textes aux images dans une mise en page particulièrement novatrice. Elle attaque le gouvernement, lui reproche son cléricalisme et ses difficultés à gérer le budget de la nation. Elle intéresse ses lecteurs à l’actualité internationale : les dissensions entre puissances coloniales à propos du Maroc ; la terrible répression de la révolution de 1905 par le tsarisme sanguinaire, etc. Mais elle publie aussi des dessins saisissants qui focalisent sur l’homme d’Eglise, soulignent la fainéantise des moines, la paillardise des curés ou leur cupidité.
Très vite, le gouvernement prend des mesures contre Les Corbeaux. Boycotté dans les gares puis dans les kiosques à journaux, l’hebdomadaire se voit
interdit dans les casernes ; certains de ses vendeurs qui diffusent aussi la presse socialiste sont arrêtés ; deux numéros partiellement saisis. Courant 1905, Dubucq décide d’implanter
sa revue en France où la situation politique diffère totalement : l’anticléricalisme d’Etat favorise en effet l’expression des critiques envers l’Eglise et la libre pensée y est beaucoup
plus dynamique qu’en Belgique.
Pour l’édition parisienne des Corbeaux, Dubucq s’entoure de libres penseurs militants. Maurice Barthélemy, Simon N., Joseph Ghysen, Pierre Erard et Gardanne forment le gros de la rédaction. Barthélemy est affilié à l’Association nationale des Libres Penseurs de France, à la Ligue des Droits de l’Homme, et à l’Association anticléricale des Lanterniers. Ancien rédacteur dans différents journaux anticléricaux, il signe un ouvrage sur La Libre Pensée et ses martyrs. Le docteur Simon, ancien avocat, affilié lui aussi à l’ANLPF où il rapporte certaines motions dans des congrès, est un auteur à succès ; ses livres au ton léger et souvent drôle portent des titres non équivoques : Sorcellerie Chrétienne, Promenade humoristique à travers les Dogmes, Ni Dieu ni âme, etc. Ils font l’objet de rééditions ; l’un d’eux dépasse les cent mille exemplaires vendus ; tous sont traduits en italien, un en allemand. Ghysen, lui, dirige la libre pensée de Tournai en Belgique, et s’avère très actif dans la Franc-maçonnerie. Le publiciste Pierre Erard, de son côté, secrétaire général l’Association anticléricale des Lanterniers, parcourt le pays pour en organiser les groupes. Il gère aussi le journal La Lanterne. Gardanne, enfin, se présente comme un ancien militant révolutionnaire de la CGT.
La revue s’adresse inlassablement aux « militants », aux « cercles et aux groupes de libre pensée », aux « loges », voire aux « camarades ». Elle n’hésite pas, par exemple, à se faire connaître à travers l’Annuaire illustré de la Libre-pensée internationale. Les Corbeaux rapportent et commentent les différents Congrès de libre pensée de Paris et de Rome ; ils participent à celui de Prague en 1907 : le lecteur apprend que « des lettres et des télégrammes de tous les pays ont été lus et acclamés, notamment la dépêche de la rédaction des Corbeaux ». La revue publie les encycliques, des articles politiques, documentaires, historiques, juridiques, scientifiques ou des textes franchement satiriques sur l’histoire des Eglises, les dogmes, les cultes, l’obscurantisme et l’omniprésence des « ratichons ».
Elle se moque de la bible, du dieu unique et trinité à la fois, des apôtres, mais aussi des saints comme cette « Sainte Hure » dont on raconte l’enfance miraculeuse : elle ne sait pas parler qu’elle prie déjà ; elle ne sait pas marcher que déjà elle s’agenouille au pied des autels… La sainte fait des miracles : elle recolle la tête d’un décapité… mais sur le postérieur du malheureux et non sur ses épaules. Evidemment elle meurt en martyre… sous les coups de l’Eglise qui lui reproche ce type de miracles. L’histoire se termine néanmoins joyeusement : « les charcutiers l’ont adoptée pour patronne. Elle empêche le beurre de rancir et veille sur la bonne réussite des confitures » !
Les Corbeaux diffusent la liste et les adresses des publications ou des journaux libres penseurs (au nombre de 500 en France en 1906). Elle donne, sous le titre « Groupons-nous », les coordonnées des militants et des organisations à contacter, ainsi que le montant des cotisations. Le journal reprend les orientations des congrès et multiplie les slogans comme « Et vive la République sociale » ; « Nationalisme, Cléricalisme, c’est la guerre ; République, Pensée libre, c’est la paix ; Electeurs, choisissez ».
La rédaction est animée d’un souci permanent d’émancipation des esprits. Elle répond souvent à des demandes de lecteurs, qui réclament la liste des dernières brochures, voire d’ouvrages de référence. Les Corbeaux sont avant tout propagandistes et se présentent, en 1908, comme un « organe de la Libre Pensée française ». Il s’agit d’un organe aux opinions hétérogènes, à l’image du mouvement lui-même. L’anticléricalisme en effet n’est pas l’apanage d’un groupe. Des forces sociales souvent concurrentes s’en réclament : républicains, socialistes, diverses fractions du mouvement syndicaliste, anarchistes, Francs-maçons et bien sûr les libres penseurs organisés dans les différents groupes, cercles, fédérations et associations. Même l’Action française d’extrême droite critique à sa manière le clergé ! Les rédacteurs des Corbeaux reflètent la diversité de l’anticléricalisme de gauche et se donnent pour tâche de rassembler autour du journal les organisations et les lecteurs isolés en lutte contre l’Eglise.
La revue a une diffusion d’envergure nationale. En effet, la rubrique « petite correspondance » répond à des courriers de lecteurs en provenance de grandes villes comme Rennes, Paris, Tours, Nancy, St Etienne, Besançon, Toulouse et Nice. D’autres habitent des localités plus modestes comme La Fère dans l’Aisne, Doullens dans la Somme, Soisy-sur-Ecole en Seine et Oise, Grasse, Donzy en Bourgogne et des départements comme l’Aude, la Vendée, les Vosges et la Gironde. Le peintre surréaliste Clovis Trouille se souvient dans une interview « qu’à Amiens, un camion passait qui distribuait Les Corbeaux, journal humoristique anti-religieux ». Même à Alger, la Pensée Libre locale indique à ses lecteurs être en relation avec une vingtaine de journaux, dont Les Corbeaux. Enfin en 1905, l’Allemagne interdit la diffusion de l’hebdomadaire anticlérical en Alsace-Lorraine.
Propagande par l’image
Alors que Dubucq en Belgique s’était contenté de faire paraître ses dessins à travers sa seule revue, en France, il met au point une importante stratégie de « propagande » par la production et la diffusion d’images volantes dont la destination est clairement partisane et militante : 150 cartes postales différentes voient le jour sur les cinq années de parution, soit plus d’une nouvelle tous les deux numéros !, ainsi que des affiches, des papillons gommés, des tracts en couleur et autres cartons pour menus, calendriers ou almanachs qui reprennent ou non des dessins déjà parus dans le journal. Tous sont proposés à la vente aux « cercles et aux groupes de propagande », aux « militants », aux abonnés et aux lecteurs.
Ce changement de politique éditoriale par rapport aux Corbeaux belges apparaît dès le numéro 4 de la version parisienne. Dubucq édite une carte tirée sur papier ivoire qui exhorte tout un chacun sur le thème « Ne donnez plus votre argent aux curés » : un curé suivi d’un compère rigolard tend un tronc de collecte à un fidèle… transformé en poire. Dubucq voit grand et diffuse l’image par lots de cent et de mille cartes ! A partir d’octobre 1907, les cartes postales présentées comme « les plus pétaradantes, les plus rigouillardes, les plus catapulteuses, les plus époilantes et les plus pharamineuses » sont vendues par séries de 12, 24 ou 42 voire 64 unités.
Autre moyen de « propagande anticléricale » par l’image qui traduit un activisme plus net, les papillons gommés, véritables autocollants de la Belle Epoque. On édite des réductions de dessins parus dans le journal, sous forme de petits carrés, dont la légende se limite à un ou deux mots qui renforcent le message. Le journal propose vers le milieu de l’année 1906 des lots de cinquante « papillons anticléricaux » « à coller partout ». Il s’en vend plus de 3 000 par jour. « Collez ! Collez partout, sur les troncs [d’église], les portes, dans les chapeaux de vos amis, au dos des lettres, sur les affiches nationalardes, etc. » exhorte la revue. Plus loin on appelle le lecteur à apposer ces vignettes « dans les rues, les églises, sur les presbytères et par ces temps de villégiatures [l’article est rédigé en à la fin de l’été], jusque dans les chemins de fer ». L’anticlérical marque ainsi d’images impies son territoire et rentre dans le sanctuaire religieux pour harceler ses « victimes » cléricales, en toute discrétion.
Le succès est considérable. La revue indique avoir vendu 100 000 papillons en un mois ! Ce type de propagande est alors largement répandue, notamment lors des périodes électorales. En 1908, dans la prévision des prochaines élections municipales, les Corbeaux lancent une nouvelle série de vignettes et ne les proposent plus cette fois que par paquet de mille. Il s’agit bien de « faire de la propagande en s’amusant » car les « papillons (…) seront autant de petites affiches électorales ». Jacqueline Lalouette, historienne de la libre pensée, a retrouvé plusieurs placards électoraux en Gironde sur lesquels avaient été collés des papillons illustrés des Corbeaux et de la Raison, ce qui atteste la réalité du procédé et son éparpillement sur le territoire, alors que la rédaction de ces journaux se situait à Paris.
La pratique anticléricale s’appuie sur d’autres formes d’images qui visent à faire de nouveaux adeptes. Dès le mois de mai 1906 Les Corbeaux éditent des « images de propagande anticléricale (…) à répandre partout ». Il s’agit de tracts de 16 x18 cm comprenant des dessins anticléricaux sur quinze sujets différents, à distribuer « dans les conférences, les réunions publiques, à la porte des bureaux de vote, dans les cafés ». On achète pas moins de 3 000 exemplaires à la fois, au prix « modique » de 3,85frs ! (A l’époque, un quotidien vaut 5 centimes et les revues satiriques illustrées en valent 10).
Les Corbeaux proposent en outre aux « militants » des affiches à coller. La première, « Compère et Compagnon » représente un curé et un gros cochon lisant l’anticléricale revue. Imprimée en couleur, elle mesure 63 centimètres sur 44 et se vend à l’unité, par dix ou par cent exemplaires (20 francs). Là encore, le journal indique qu’il faut « répandre notre journal, propager Les Corbeaux, coller nos affiches sur tous les murs, à toutes les fenêtres des cafés, dans toutes les salles de réunion, sur les presbytères, les églises… ». Six mois plus tard la revue édite un second placard. Cette fois un gros vicaire, riche et bien nourrit, se délecte de la lecture des Corbeaux. Ces affiches ont un caractère auto-promotionnel, mais trouvent écho auprès des lecteurs militants pour qui diffuser le journal et placarder des images forment des actes de propagande.
La revue publie un calendrier et des almanachs, pratique largement répandue dans la presse de l’époque. Elle édite aussi des menus illustrés qui accompagnent les banquets organisés par les libres penseurs à l’occasion du vendredi prétendu « saint ». Plutôt que de faire maigre, les joyeux convives, insensibles aux menaces et autres anathèmes ecclésiastiques, partagent viandes et cochonailles. Sur l’un de ces menus, Marianne tire au canon sur un curé affolé. Sur un autre, une fourchette surdimensionnée pique un amas de prêtres et illustre la célèbre formule « bouffer du curé ».
La satire accompagne la vie de l’anticlérical. On la retrouve lors des manifestations publiques. Tous les ans au mois d’août, la libre pensée commémore le martyre d’Étienne Dolet. Comme l’indiquent les rapports de police, la revue Les Corbeaux a sa place dans le cortège avec un grand placard illustré. Les manifestants affichent leur anticléricalisme avec des silhouettes anticléricales piquées au chapeau ; on brûle des effigies de curés en criant sa haine de l’Eglise ou des slogans en mémoire de la Commune.
Rire et violence contre une religion étouffante
En plus des Corbeaux, toute une presse (L’Action, La Raison, La Lanterne, Le Radical, Les Temps Nouveaux, La Calotte et d’autres) diffuse ce type d’images. La province n’est pas en reste. Le Progrès par exemple, édité au Havre, propose des silhouettes gommées mais aussi un « supplément illustré pour propagande anticléricale » vendu par ballots de… cinq mille ! Les quantités révèlent l’enthousiasme populaire pour l’imagerie hostile à l’Eglise.
L’incidence de cette propagande sur les esprits et sur l’Eglise est difficile à mesurer. La satire anticléricale populaire des Corbeaux et plus généralement de la presse libre penseuse invente un langage particulièrement violent et ne ménage ni l’obscène, ni la scatologie, ni la raillerie pour attaquer le monde ecclésiastique, mais aussi les dogmes et le culte. Le dessinateur montre un Dieu créé à son image, dominé par ses humaines faiblesses, bricolant sa création assis les fesses par terre ou se mettant « en grève » pour prolonger sa sieste. Dans la revue de Dubucq, la trinité fait l’objet de moqueries innombrables ; le « pigeon » représentant le Saint-Esprit est souvent mis en cage ou transformé en perroquet imbécile ; Joseph porte d’immenses cornes de cocu. Le culte est présenté comme une sorcellerie, les invalides reviennent de Lourdes plus handicapés encore et le croyant devient un âne à force de croire aux sornettes de la religion. Les Corbeaux attaquent les « cléricafards », les « cléricanailles » ou les « cléricochons » qui, transformés en porcs, ne cachent plus leur lubricité. La cupidité du prêtre est sans limite : il prie son véritable dieu, agenouillé devant un coffre-fort. Présentés sous l’apparence de boucs, les ecclésiastiques font l’objet d’accusations de pédophilie récurrentes. Dans le domaine scolaire, ils imposent aux enfants des châtiments cruels et des punitions imbéciles. La revue attaque abondamment le pape qu’elle présente sous les traits d’un homme vil et cupide, souvent nu, le physique dégradé, affaibli par les coups répétés de Marianne.
La virulence grossière et le comique qui traversent la satire anticléricale ont rebuté les historiens qui y ont vu l’expression d’une irréligion basse et commerciale. Pourtant ce discours sacrilège a une véritable justification sociale. Militant, il vise d’abord un milieu populaire. Le propagandiste anticlérical critique en effet cette élite libre penseuse dont les raisonnements complexes s’expriment trop volontiers au travers d’ouvrages sérieux, difficiles et donc inaccessibles. Il se dote d’un langage ludique propre à matérialiser une critique radicale de l’Eglise et de la religion mais que tout un chacun pourra s’approprier par le rire et finalement diffuser autour de lui dans un milieu enclin au sarcasme.
La diffusion massive de représentations impies permet au milieu anticlérical de s’afficher durablement dans l’espace public : sur les palissades et les affiches, par la poste et dans les lieux publics, vignettes, tracts et affiches démontrent et rappellent au citoyen l’existence d’activistes opposés au conformisme religieux, qui ne craignent pas les foudres de l’Eglise. Le dessin anticlérical banalise le blasphème (alors jugé diabolique et pervers) jusque dans le confessionnal où le papillon gommé trouve sa place sans pour autant susciter la vengeance divine. Les menaces de l’Eglise perdent alors de leur puissance. Les Ecritures, les cultes ou l’Eglise subissent l’effet puissant de la désacralisation par le rire. Comment respecter un Dieu hilare, volontiers porté sur la bouteille ou un pape que le dessin montre dans les toilettes, sur son trône, une tétine dans la bouche en train de « lâcher »… une bulle papale ?
L’anticlérical doit aussi trouver une parade à ce millénaire de représentations religieuses qui, sous la forme de peintures dans les églises, d’illustrations de catéchismes ou d’images d’Epinal, auront favorisé l’intégration de schéma mentaux propres à imposer la soumission aux dogmes. Ainsi a-t-il fallu s’attaquer à ces images dont l’Eglise s’est approprié la puissance depuis le second concile de Nicée au 8e siècle. Le propagandiste libre penseur multiplie les parodies, détourne les codes de représentations pour mieux en démonter les mécanismes dans les esprits à affranchir.
La brutalité du discours satirique traduit la difficulté de s’émanciper du carcan religieux, le poids moral de l’Eglise sur la société, ses pressions multiples contre les attitudes affranchies : dans les années 1880 le Vatican menace d’anathème toute personne se faisant incinérer ; bien des ouvrages subissent encore en 1905 la mise à l’Index ; par la confession, le curé organise une véritable police des esprits, etc. A contrario, le comique libre penseur et son caractère facilement trivial manifestent l’extraordinaire joyeuseté de ce mouvement anticlérical aux allures libertaires, son besoin d’émancipation intellectuelle et morale. Alors que l’Eglise condamne la chair et le rire, mobilise son armée pour bannir le plaisir des relations amoureuses et prône la résignation, une fraction de la population crie sa joie de vivre à travers la satire. Comme l’écrit Simon, un des rédacteurs des Corbeaux, les libres penseurs veulent savourer « en gourmets les plaisirs de la bonne chère et les friandises de l’existence ».
L’image militante passe au mouvement ouvrier
L’Eglise catholique après 1905 a perdu du terrain du fait de la loi, mais profite des faiblesses d’une République accommodante qui recule à chaque nouvelle encyclique du pape. La césure plutôt symbolique n’en est pas moins réelle. Si le poids de la religion reste important, s’émanciper de l’Eglise est devenu moralement plus facile depuis que l’Etat a lui-même, au moins officiellement, affirmé sa neutralité.
A partir de 1907, la libre pensée organisée se plaint de voir ses effectifs diminuer. Bien des adhérents semblent en effet se contenter des mesures législatives prises par les Chambres même si leur application reste modeste. La presse anticléricale avec en tête Les Corbeaux ou La Calotte tente de galvaniser les troupes, montre quel chemin il faut encore parcourir et dénonce les reculs de la République. On souligne la mollesse de Clemenceau et Briand ; on regrette le « grand » Combes. Les dessins oscillent entre des représentations contradictoires d’une Eglise affaiblie par la loi républicaine, ou d’un clergé encore capable de tromper les esprits et de vivre dans une aisance scandaleuse. Mais même la célèbre Assiette au Beurre accorde de moins en moins de place au dessin anticlérical.
Avant de disparaître fin 1909, la revue Les Corbeaux évoque les discussions et les dissensions qui traversent le mouvement socialiste et syndical à propos de l’anticléricalisme. Jules Guesde voit depuis longtemps dans la lutte contre l’Eglise un moyen de détourner les travailleurs du véritable combat contre la bourgeoisie et le capitalisme. On critique l’anticléricalisme gouvernemental qui permet de faire oublier les promesses sociales non tenues. La revue dénonce les injustices et le capitalisme, défend la « saine égalité sociale ». Elle fêtait déjà, fin 1905, la victoire électorale de Roblin, candidat socialiste de Nevers, élu contre un radical socialiste. Il s’agissait alors de « la victoire de l’organisation politique et économique du prolétariat ». Les Corbeaux, devenus méfiants vis-à-vis de certains républicains, suggèrent que soient rédigés des cahiers de revendications à faire signer aux candidats avant de voter pour eux. Ils insistent sur l’importance des élections où les « camarades » doivent mener la « lutte à outrance pour la réalisation des réformes démocratiques et sociales telles que la laïcisation complète, (…) le monopole de l’enseignement, l’impôt sur le revenu, la suppression des conseils de guerre, le rachat par l’Etat de toutes les compagnies de chemin de fer, les retraites ouvrières ». Et tout cela, dans une visée strictement électoraliste : pas question de luttes de classes, car « c’est par le bulletin de vote qu’on réalise ce programme ». Pourtant, « Le Donneur d’Eau Bénite » (les pseudonymes sont à l’image de la joyeuseté de la revue), dans un article incisif, critique vertement « le Ministère de l’incohérence » et reprend l’appel de Marx : « prolétaires de tous les pays, unissez vous. Consciences de tous les pays, solidarisez-vous ! ». Comme on le voit, la revue anticléricale est de plus en plus sensible aux questions sociales.
Depuis l’Affaire Dreyfus, l’hostilité des progressistes a d’abord visé l’Eglise mais l’armée et les patrons n’ont pas été épargnés. A partir de 1906, le mouvement ouvrier se renforce, les grèves se multiplient. Les travailleurs réclament la journée de huit heures et les retraites ouvrières. L’antimilitarisme et le syndicalisme révolutionnaire (souvent confondus) s’emparent à leur tour de l’image pour exprimer les aspirations sociales, notamment au travers des dessins de Delannoy et de Grandjouan. Mais cette fois, le ton est nettement moins drolatique : les enjeux ont changé. Dessinateurs et militants n’ont plus seulement comme ennemi une Eglise en perte de vitesse dont il faut désacraliser l’idéologie et le culte, mais l’Etat républicain dans son ensemble, avec ses tribunaux et sa troupe qui défendent la bourgeoisie. Si les radicaux au pouvoir ont favorisé l’anticléricalisme de la rue, ils s’opposent avec violence à ceux qui dénoncent l’armée et soutiennent les grèves ouvrières que Clemenceau le « premier flic de France » réprime dans le sang. Militants et dessinateurs, que des tribunaux harcèlent, subissent la répression et parfois la prison.
La presse antimilitariste s’empare de la carte postale. De son côté, la CGT agrémente son organe La Voix du Peuple de puissants dessins de Grandjouan. Les anarchistes, eux, diffusent de grandes quantités de papillons gommés. Mais ce milieu militant beaucoup plus structuré que la libre pensée accorde à l’image une fonction nouvelle : par voie d’affiches, de tracts ou de brochures généralement illustrés, les organisations annoncent les réunions, informent les travailleurs de l’activité des syndicats ou des groupes et surtout, les appellent à s’organiser contre le patronat. Le dessin militant est devenu politique et social. Il ne vise plus seulement à détruire une idéologie obsolète, mais à préparer les masses à la révolution sociale. Le dessin harangue la classe ouvrière et forge en quelques traits la figure du héros prolétarien qui ne craint pas les violences de la troupe.
Le rire en mots ou en images, à travers notamment sa diffusion par la revue emblématique Les Corbeaux, aura donc joué un grand rôle dans
l’affirmation d’un anticléricalisme populaire, sarcastique et irrespectueux. Il aura permis à toute une génération souvent dispersée mais combative, en rébellion contre le joug religieux, de
s’exprimer en faveur d’une émancipation des mœurs où la liberté devienne la règle. Jusqu’à l’affaire Dreyfus, les camelots professionnels assurent la distribution de la grande masse des feuilles
volantes. Mais dorénavant la presse propagandiste s’appuie sur l’activisme dont fait preuve une fraction non négligeable de l’opinion. Le libre penseur, puis le syndicaliste révolutionnaire et
l’antimilitariste, s’emparent de l’image dans une geste militante. Le fait politique, jusque-là médiatisé par les mots, devient signe, acquiert une dimension iconique que les grands partis
ouvriers utiliseront largement après la guerre. Cette mutation préfigure aussi l’utilisation systématique du dessin et de la photographie dans la propagande officielle de l’Etat pendant cette
première guerre mondiale où la République et son armée, la bourgeoisie, l’Eglise et les dirigeants ouvriers, se retrouvent main dans la main dans une quasi unanime Union sacrée. La presse
contestataire de la Belle Epoque cède alors la place à des feuilles guerrières, avec pratiquement les mêmes dessinateurs que dans les années précédentes.
Guillaume Doizy