Enfer ou Paradis, Catalogue d'Exposition sous la direction de Frédéric Elsig et Simona Sala, Musée International de la Réforme, Genève, infolio, 160 p., illustrations en noir et en couleur, 32 francs suisses.
Fondamentales dans l’histoire de la caricature politique, les images satiriques produites à l’époque de la Réforme demeurent mal connues. Le Musée International de la Réforme de Genève, récemment créé grâce à des donations et des mécénats privés, consacre à ces images une très intéressante exposition et un catalogue très réussi. Frédéric Elsig (historien de l’Art) et Simona Sala (conservatrice au MiR) ne se contentent pas d’étudier les images générées par les réformés ou encore celles, moins nombreuses, que l’on doit aux artistes papistes. Les auteurs offrent un panorama plus large. Géographiquement d'abord, en ne limitant pas leur enquête aux seules images réalisées en terres germaniques. Chronologiquement ensuite, en explorant la satire visuelle médiévale dans laquelle les artistes du XVIe siècle ont largement puisé. Statuaire, peintures, enluminures illustrant des marges de manuscrits, témoignent d’un goût ancien pour la facétie, mettant souvent en scène sous forme parodique le monde religieux. Frédéric Elsig et Simona Sala traquent ces traces d’un « anticléricalisme » précurseur et parfois virulent, même s’il faut se garder d’interpréter ce terme dans un sens moderne, la réception de ces images – et donc le sens à leur accorder - demeurant souvent difficile à établir.
Les auteurs du catalogue démontrent combien l’esprit satirique médiéval a offert aux polémistes du XVIe siècle une vaste palette de motifs à partir desquels la caricature politique a pu émerger, jouissant d’un nouveau support de diffusion : l’imprimé. Gravures volantes, « placards », frontispices d’ouvrages ont favorisé la circulation de ces charges polémiques parfois très virulente, déclinées également sur des objets de diffusion publique (les médailles) ou privées (peintures, faïences, choppes). Dès les années 1520, protestants et catholiques s’invectivent, sinon se répondent par l’image, empruntant parfois à l’adversaire sa propre rhétorique visuelle. Si Luther et Lucas Cranach l’Ancien dénoncent certains aspects du dogme catholique, critique qui constitue la base du discours protestant, en s’acharnant principalement sur la figure du pape, les catholiques ont peu prise sur le « dogme » de leur tout nouvel adversaire, un adversaire peu structuré et encore peu connu. Ils concentrent en conséquence leurs attaques dès le début des années 1520 sur la principale figure qui émerge rapidement dans la polémique, à savoir Luther, dont le visage est alors diffusé via des portraits gravés. Autre différence notable entre les deux camps : le recours à la scatologie à partir de la décennie 1540 chez les réformés, élément rhétorique visuel particulièrement efficace qui témoigne d’un approfondissement des tensions religieuses, motif qui n’intéresse pas les catholiques.
Frédéric Elsig et Simona Sala enrichissent le questionnement sur cette période d'affrontement d'une réflexion sur le rapport de chaque camp à l’image. Depuis le second concile de Nicée au VIIIe siècle, les autorités chrétiennes ont, suite à d’âpres disputes, renoncé à l’iconoclastie. La multiplication des représentations – religieuses notamment – n'a pour autant pas fait disparaitre certaines tensions liées à la question de la représentation et de l'idolâtrie. En dénonçant le luxe de l'Église catholique et son trafic des indulgences, la Réforme provoque diverses vagues de destructions d’images et d’objets, par le camp même de ceux qui exploitent de manière assidue la caricature. Iconoclastie à géométrie variable (plus radicale chez certains réformateurs d'ailleurs), qui ne vise pas à renoncer aux images en général, mais à effacer les symboles les plus visibles de son adversaire dans l’espace public.
Enfin, dans une dernière partie, l’exposition et le catalogue évoquent les gravures qui prennent le contrepied de la polémique en prônant une certaine tolérance entre les combattants, voire en s’ouvrant à la diversité religieuse.
On regrettera peut-être que les auteurs n'aient pas émaillé leur texte de citations d'époque, qui auraient montré combien la satire visuelle se nourrit des très nombreux pamphlets rédigés contre les tenants du dogme adverse. Des pamphlets dans lesquels les dessinateurs ont puisé nombre de motifs et de procédés rhétoriques à charge. Petit regret également que les planches du fameux mais trop rarement montré libelle en images de 1545, Abbildung des Bapstum, n'aient pas été reproduites in extenso, alors qu'elles concentrent les principales caractéristiques de la charge antipapale du XVIe siècle : diabolisation, association de l'adversaire à l'enfer, animalisations, scatologie, accusation de meurtre, hybridation monstrueuse, sexualisation, etc.
La pluralité des objets présentés, l’attention portée à la circulation des motifs dans l'espace et dans le temps, rendent ce travail passionnant, même si, pour une grande part, le contexte de production, de diffusion et de réception de ces images reste hélas mal connu. L’absence d’informations sur les tirages, sur certains auteurs des caricatures, sur les réseaux de diffusion et sur les usages de la caricature à l'époque, couplée au peu de commentaires contemporains sur ces images, ne permettent pas de lever le voile d'ombre qui plane encore sur ces origines lointaines de la caricature politique.
Très documenté et richement illustré, ce catalogue du MIR constitue un incontournable. Ouvrage d'autant plus incontournable que ces caricatures du XVIe au XVIIIe siècle « allemandes », « françaises », « hollandaises » et « anglaises » ont été peu étudiées par les auteurs francophones, et souvent peu ou mal reproduites.
GD, novembre 2013
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