Quand le dessinateur d'actualité Gaël Denhart demande à Rue89 de supprimer son blog... Nous reproduisons in extenso ce coup de gueule contre le silence de Rue89 a propos des différentes pressions que subissent certains dessinateurs de presse (Coco, Babouse, Large, Plantu, Berth, etc...) ces derniers temps :
"Soyons francs, le marché de la caricature bat son plein, et on n'a pas trop à se plaindre. Même si Internet porte préjudice aux supports de presse -et nivelle parfois le genre par le bas- nous n'avons jamais été aussi bien diffusés.
Néanmoins, derrière chaque dessin, se cache un auteur qui -contrairement aux idées reçues- n'a pas forcément un gros nez rouge qui clignote, et ne passe pas non plus ses journées à essayer ses nouvelles blagues sur ses futurs ex-amis.
Non, le dessinateur de presse est un être humain comme les autres, il a une vie propre (quand il se lave), il se nourrit (peu), et il lui arrive même parfois d'avoir une vie de famille, voire privée dans certains cas.
Si l'art du dessin de presse n'est pas aisé, et requiert une abnégation sans faille quant aux velléités de certains à vouloir acquérir un écran plat, cela n'en reste pas moins un métier.
La presse satirique est une tradition en France. Depuis la chute de l'Empire de Napoléon à nos jours, elle fut même parfois -en période de censure gouvernementale- la seule et véritable vox populi.
Et si des grands noms de l'art ont parfois collaboré, à leurs risques et périls et sous divers pseudonymes, à de nombreuses revues pour rendre compte de la rumeur publique (qui -soyons honnêtes- passait de « bouffeurs de curés et antimilitaristes convaincus » à « dreyfusards » au gré des différents contextes politiques de l'époque), ce droit à la caricature, acquis de haute lutte, est aussi le digne héritage d'une France libre de penser, de critiquer, de rire aussi.
Je pense qu'il est inutile d'épiloguer sur l'utilité -ou non- du droit à la satire dans une démocratie, c'est un autre débat, ce rappel de mémoire n'étant là que pour mieux illustrer le dévouement et l'altruisme qui caractérisent cette profession.
La caricature de bon aloi a de beaux jours devant elle
Si aujourd'hui, l'autocensure reste à elle seule l'unique et vrai danger contre la liberté d'expression des caricaturistes et autres dessinateurs de presse, elle ne vient pas de nulle part non plus. A force de vouloir lisser, rendre politiquement correct, édulcorer -par peur des procès aussi sans doute-, commercialiser… beaucoup de journaux sont, par leurs choix éditoriaux, devenus responsables de cette déliquescence de l'effronterie et de l'irrévérence.
A force de ne publier que les dessins les plus consensuels, l'auteur s'est vu contraint de s'aligner sur la normalisation ambiante des rédactions, et il est devenu de plus en plus difficile pour les auteurs de pouvoir trouver des supports libres et indépendants sur lesquels s'exprimer, sans être obligé de formater son travail. La multiplication des blogs persos n'y est pas complètement étrangère non plus, ce n'en est qu'un des symptômes.
Néanmoins, le contexte actuel et l'engouement du public pour la caricature et la satire ont donné l'opportunité à de nombreux artistes, toutes disciplines confondues, de donner libre cours à leurs élucubrations salvatrices et salutaires. Des Guignols à Guillon, la caricature et le cynisme de bon aloi ont encore de beaux jours devant eux, tant qu'on sait rester à sa place, et qu'on ne sort pas trop de la case qui nous a été imposée.
Les journaux d'information, papiers et Web, ne s'y sont pas trompés. Rares sont les supports de presse qui n'ont pas leur rubrique « Notre dessin du mois », ou « Le regard de … » Si cela répond à une réelle attente du public, et son succès l'atteste, l'art de la caricature reste soumis aux exigences du marché, et l'auteur se voit souvent forcé de travailler pour plusieurs magazines en même temps s'il veut pouvoir en vivre, et avoir une chance de placer ses dessins sans forcément être obligé de « vendre son cul » à chaque fois.
Mais cette multiplicité des supports a fait disparaître la solidarité inter-rédactionnelle qui existait entre les auteurs et les rédactions, car si le dessinateur de presse est « protégé » juridiquement par son directeur de publication, il se retrouve de plus en plus isolé de part sa précarité d'intérimaire de la presse.
Il y a peu de temps, le dessinateur Large a reçu des menaces téléphoniques suite à la publication d'une note, sur le site de DAX Horizon, vitrine Internet de la cellule UMP Daxoise, appelant à un « devoir de réserve » pour les dessinateurs de presse, allant même jusqu'à préconiser quelques « coups de bâtons ». Et de publier une photo du jeune homme afin de mieux procéder à son identification.
« Un dessinateur gauchiste de chez Siné »
Par la suite, c'est le dessinateur Berth, qui a eu droit à sa petite cabale personelle via Riposte-catholique, qui est même allé jusqu'à reprocher au journal Mon Quotidien (journal destiné aux enfants) d'embaucher un « dessinateur gauchiste de chez Siné », avec lettre type de désabonnement à télécharger sur leur site. L'émission des Infiltrés sur ces intégristes fachos a pourtant eu droit à son petit papier sur la Rue, pas Berth.
Puis il y a eu Babouse qui, suite à un gag sur la candidate voilée du NPA, s'est vu lui aussi menacé par les copains militants de Besancenot, Coco, fustigé par la droite catholique suisse, et j'en passe. Des infos peu (ou pas) relayées par les médias, et sans qu'aucun responsable politique de ces partis et autres groupuscules ne viennent à rappeler à l'ordre leurs militants zélés. La liste d'exemples s'allongent de jours en jours, mais on laisse faire, on laisse dire…
Et il est là le problème aujourd'hui. Non seulement le droit à la caricature est clairement remis en cause, mais le manque de solidarité et de relais d'information sur ces épiphénomènes suscitent quelques interrogations au sein de la profession.
Non pas que les caricaturistes se plaignent de susciter des réactions -c'est le but-, mais ces dérives réactionnaires ne trouvent aucun écho contradictoire de la part de ceux qui profitent allégrement de la production journalière des dessinateurs de presse.
Le participatif a laissé la place à des concours de bites
Pourtant, Rue89, comme beaucoup d'autres, bénéficie du travail bénévole de ces auteurs, et ce au quotidien.
Malgré nos nombreux mails, et signaux d'alerte, vous n'avez pas daigné y donner suite, pas plus que d'en parler, préférant nous balancer des sujets plus polémiques susceptibles de raviver un peu plus les batailles entre vieux gauchos aigris et décatis, et petits nazillons en goguette qui monopolisent cet espace d'expression.
L'aspect participatif a laissé la place à de futiles concours de bites. Rien d'étonnant à ce que certains soient lassés par vos choix de sujets, et à plus forte raison lorsque ceux-ci obscurcissent une réelle réflexion sur ce que doit être la liberté d'expression en France, et les dérives qui en découlent.
Aussi, je mets mon blog en grève, par solidarité vis-à-vis de mes collègues mais aussi pour que le message soit visible et relayé. J'aimerais que vous publiez cette bafouille, cette explication je la dois à vous, mais aussi aux lecteurs, sans qui rien ne serait possible".
Gaël Denhart