Guillaume Doizy, « Édouard Drumont et La Libre parole illustrée : la caricature, figure majeure du discours antisémite ? », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 135 | 2017, 97-125.
Dans son étude qui a fait date[1], Marie-Anne Matard-Bonucci perçoit l’image comme une « figure majeure du discours antisémite ». La violence de l’iconographie hostile aux Juifs, de l’Affaire Dreyfus aux charges du Stürmer ou aux affiches nazies, semble attester du rôle premier qu’aurait tenu l’image et plus spécifiquement la caricature dans la diffusion des stéréotypes antisémites et donc dans la détestation dont les Juifs ont fait l’objet, haine qui a trouvé son point culminant avec la Shoah pendant la Deuxième guerre mondiale. Guillaume Doizy, auteur de nombreux articles et ouvrages sur l’image satirique, nuance ce point de vue, en montrant comment Edouard Drumont, le « pape » de l’antisémitisme français, s’est montré finalement assez peu intéressé par la caricature pour propager ses idées.
Pour argumenter l’idée d’un rôle prééminent de la caricature dans la diffusion de l’antisémitisme, on avance généralement que les leaders du mouvement auraient très vite perçu le potentiel politique de l’image[2]. Lors du renouveau antisémite de la fin du 19e siècle, l’auteur de La France juive Edouard Drumont lance en effet un an après avoir fondé le quotidien La Libre Parole, un hebdomadaire illustré de caricatures. Il s’agit du premier journal antisémite satirique illustré publié en France, initiative perçue par l’historiographie comme emblématique d’une prise de conscience par les élites antisémites « de l’importance du dessin » dans le combat contre les Juifs[3]. Cette feuille, dans laquelle on retrouve des crayons illustres de l’époque tels Willette, Emile Cohl, Benjamin Rabier, Emile Bayard ou Alfred Le Petit, marque indéniablement une étape dans la construction, la diffusion et l’enracinement de la rhétorique caricaturale hostile aux Juifs. Néanmoins, les conditions dans lesquelles émerge ce périodique, sa durée de vie assez courte (4 ans), l’absence de relance du titre en 1898 et 1899 au plus fort de l’Affaire Dreyfus, interrogent sur les relations entre Drumont et la caricature, et plus généralement entre le mouvement antisémite et l’image satirique, voire même les élites et la caricature. Quelle a été la dynamique de la caricature antisémite avant l’Affaire Dreyfus ? Quelle place La Libre parole illustrée tient dans cette dynamique ? Quel regard portent les antisémites sur la caricature ? C’est à ces questions que nous chercherons à répondre en nous intéressant plus spécifiquement aux publications lancées ou parrainées par le « pape » de l’antisémitisme, Édouard Drumont.
Fig. 1 : La France Juive, 3/1892 (Publication en livraisons).
La France Juive
C’est avec La France juive, livre publié en 1886, que Drumont s’impose et donne une « impulsion définitive à l’antisémitisme en France[4] ». L’auteur établit et popularise les bases de la doctrine antisémite, agrégat de trois courants porteurs d’antisémitisme au 19e siècle : le catholicisme, le socialisme et l’antirépublicanisme, la question de la « race » tenant une place importante dans la doxa qui émerge. Rapidement, ce gros ouvrage d’abord édité à compte d’auteur, suscite de nombreux commentaires et de vives réactions dans la presse, des duels, puis un véritable engouement de librairie. Le succès est tel qu’en février 1887 paraissent à la Librairie Blériot les 4 premières livraisons d’une version illustrée du texte qui fera l’objet d’un gros volume de 954 pages l’année suivante[5]. L’ensemble donne la part belle aux « vues, portraits, cartes et plans », qui laissent en fait très peu de place aux images relevant de la caricature. On peut signaler dans cet ensemble assez terne quelques exceptions : deux dessins allemands sous titrés « types Juifs » et une pleine page de Frédéric Régamey dénonçant la puissance financière juive. Rien de très agressif, rien de comparable aux dessins produits depuis 1885 par Adolphe Willette dans Le Courrier français, dont nous avons analysé par ailleurs le rôle moteur dans l’émergence de la caricature antisémite en France[6]. A la « décharge » de Drumont et de ses collaborateurs, la presse est à l’époque quasiment dénuée de caricature antisémite, le dessinateur Willette faisant office de précurseur particulièrement convaincu et violent dans ses charges, mais très isolé. Willette a d’ailleurs publié en 1886 peu après le lancement de La France juive un extraordinaire portrait de Drumont en croisé terrassant le judaïsme, attestant de l’admiration du dessinateur pour l’ouvrage et pour l’homme[7].
Une polémique autour de l’édition illustrée de La France juive souligne la position ambigüe de Drumont pour l’image et la caricature. Le 4 février 1887, Le Figaro rapporte en effet que l’artiste Juif Henri Lévy a « été très étonné de trouver dans les premières pages du livre de M. Drumont la reproduction de son tableau [La Pâque juive]. Le graveur ne l'avait prévenu en aucune façon de cette destination singulière, et c'est ainsi qu'un Juif collaborait, sans le savoir, à un ouvrage fait contre les Juifs ». On lit le lendemain dans le même journal la réponse de Drumont (dont d’autres journaux se font l’écho d’ailleurs), qui s’explique : « accablé de travail en ce moment, je ne puis diriger moi-même l'exécution matérielle de la France juive illustrée. J'ignore donc ce qui s'est passé exactement à propos de La Pâque juive, de M. Henri Lévy. Je tiens à constater cependant que c'est moi qui ai indiqué ce tableau que j'avais loué jadis, quand je m'occupais de critique d'art. En donnant place dans mon œuvre à cette belle vision de la vie religieuse d'Israël, j'étais fidèle au principe qui m'a constamment guidé dans l'illustration de la France juive. J'ai des idées très arrêtées sur l'action sociale et économique des Juifs dans le monde moderne, mais j'ai veillé simplement à ce que, dans ce livre qui s'adressait à tous, ne figurât aucun dessin outrageant la foi d'autrui, aucune image susceptible de blesser une conscience ou d'attrister une âme croyante. Sans aller bien loin, il me serait facile de prouver que, dans les journaux dirigés par eux, on n'a pas toujours gardé le même respect pour les croyances de la majorité des Français et qu'on ne s'est pas gêné pour outrager, par de grossières caricatures, les ministres de notre religion et les cérémonies augustes de notre culte ». Cette réponse habile valorise l’œuvre d’Henri Lévy au nom du respect de la religion, de toutes les religions, et présente Drumont comme un penseur modéré et ouvert. Relevons tout de même un paradoxe qui frise la mauvaise foi : le pourfendeur des Juifs dit se tenir à l’écart du travail d’illustration de son ouvrage tout en ayant été « fidèle au principe qui [l’]a constamment guidé dans l’illustration » du livre ; il aurait suggéré lui-même le choix de cette œuvre, évoque habilement son activité passée de critique d’art, tout en expliquant avoir veillé à ce qu’aucune image dans son ouvrage ne puisse « blesser une conscience ou attrister une âme croyante ». Finalement, Drumont semble avoir beaucoup pesé sur le contenu iconographique de son livre ! La rhétorique est intéressante : l’auteur dit recourir aux images, quand d’autres préfèrent de « grossières caricatures[8] ». En se démarquant de ces dernières, l’écrivain se présente comme un esthète plutôt qu’un combattant.
Drumont se montre habile et on peut lui porter crédit de ses arguments. Il n’en demeure pas moins en effet que les illustrations de son ouvrage, loin de refléter l’âpreté des polémiques qu’il nourrit, tendent à lui donner un caractère sérieux et documenté.
En 1887, la caricature en France, très dynamique, demeure en fait quasiment sourde aux premiers succès de l’antisémitisme. De son côté, Drumont ne s’enthousiasme pas encore pour un genre omniprésent dans la « petite » presse politique, mais que certains milieux perçoivent avec réticence comme on le verra.
Drumont aligne les publications, sa notoriété grandit. En 1889, année pendant laquelle l’antisémitisme se diffuse largement[9], Drumont ne se lance pas encore dans l’aventure électorale à l’occasion du scrutin pour les législatives du 22 septembre et du 6 octobre. Il cherche néanmoins à peser sur l’électorat, en faisant placarder avec ses amis de la Ligue antisémitique de France, une affiche manifeste, fustigeant le « baron Juif allemand ». Il s’agit d’une affiche texte, à l’image des très nombreuses affiches politiques de cette époque. De son côté, le dessinateur Adolphe Willette, véritable précurseur en la matière, non seulement se présente dans le IXe arrondissement de Paris en tant que « candidat antisémite », mais fait encore apposer une très violente affiche qu’il illustre de sa main, et que la presse quotidienne évoque dans ses colonnes, les commentaires oscillant entre étonnement, admiration, amusement et franche hostilité[10]. Si Willette ne peut être considéré comme le père de l’affiche politique illustrée du fait des quelques précédents connus, la nouveauté tient dans la nature même du discours porté par cette image électorale : la haine du Juif. Une innovation que l’on doit à un dessinateur isolé et non au « pape » de l’antisémitisme…
L’année suivante, le candidat Francis Laur reprend l’idée à son compte, avec une affiche illustrée plus modeste, mais qui vise également les Juifs par le recours au dessin dépréciatif. Ces deux précurseurs n’initient pour autant aucune mode particulière chez les antisémites officiels, qui s’en tiendront aux affiches textes sans illustrations dans les élections suivantes. Dans le courant judéophobe, on peine encore alors à associer illustration et compétition électorale.
Willette, de son côté, n’est pas lié à l’organisation de Drumont et Jacques de Biez, qui s’intéressent néanmoins rapidement à son affiche, en lui attribuant une place de choix dans les locaux du mouvement[11]. Jusqu’en 1893, année de lancement de la Libre Parole illustrée, la galaxie antisémite semble imperméable à la caricature, les dessinateurs hostiles aux Juifs trouvant asile dans des organes peu intéressés par l’antisémitisme ou même par la politique[12]. Le principal éditeur antijuif de l’époque, Savine, n’agrémente pas de caricatures les ouvrages nombreux qu’il publie. Alors, pourquoi Drumont conçoit-il de lancer en juillet 1893 un journal satirique ? A-t-il pris connaissance des dessins de Willette ou Forain publiés dans la petite presse à caricatures ? S’est-il intéressé au « Carnet de chèques », recueil satirique de Caran d’Ache paru en 1892[13] et violemment antijuif ?
Un précédent existe, qui a pu inspirer Drumont. Il s’agit d’un hebdomadaire lillois[14], un journal qu’évoque avec admiration l’auteur de La France juive dans son opus Le secret de Fourmies [15] publié en 1892. La Ligue nationale anti-sémitique de France présidée par Drumont lui-même, célébrait déjà dans un rapport daté d’octobre 1890 ce « courageux journal, Le Lillois, où l'on manie avec une verve égale la plume et le crayon[16], [qui] a entrepris contre les fils de Judas une campagne pleine de patriotisme, de hardiesse et de bon sens[17] ». Le Lillois, fondé en 1885, n’a cessé en effet d’accorder une place grandissante à la caricature politique et à l’antisémitisme, les deux finissant par se rejoindre en 1890, avec une rubrique récurrente « Les Juifs à Lille » et des caricatures judéophobes de plus en plus nombreuses, de plus en plus grandes et dont la rhétorique se fait de plus en plus complexe. D’après Jean Drault, le lancement dans Paris de L’Anti-Youtre en
Finalement, c’est surtout le lancement du quotidien La Libre Parole l’année suivante qui constitue l’étape indispensable et intermédiaire avant le lancement d’un illustré satirique. Point de vie politique sans journal en cette fin du 19e siècle, et surtout sans journal quotidien[19]. Mais la possession d’un organe de presse ne suffit pas à expliquer la publication, un an plus tard d’un hebdomadaire illustré de caricatures. Encore faut-il à l’entreprise de presse la certitude de réussir. Ce sont les révélations de Drumont sur ce qui devient l’Affaire de Panama qui propulsent le quotidien antisémite, élargissant brutalement son lectorat et qui, définitivement, donnent à Drumont sa position de chef de l’antisémitisme français, dont la notoriété commence à dépasser l’hexagone. A ce moment-là, comme le rappelle Grégoire Kaufmann, « Drumont n’a jamais semblé aussi puissant »[20]. L’idée de publier un hebdomadaire comprenant des caricatures découle probablement de cette toute puissance qu’assure un fort tirage, et donc des revenus importants. Mais quel type de supplément publier ?
La presse satirique connaît en ce dernier tiers du 19e siècle son âge d’or[21], bénéficiant d’une plus grande liberté et d’une plus grande reconnaissance institutionnelle par le vote de la loi de juillet 1881 sur la presse. Le genre, né dans les années 1830 grâce notamment à l’énergie du dessinateur Philipon (avec Daumier, Grandville, etc.), rencontre alors un véritable succès. Il n’est donc pas étonnant que les bailleurs de la Libre parole se tournent vers la satire et la caricature. Il faut dire que le camp antirépublicain avec lequel Drumont partage un certain nombre de convictions, s’est doté depuis le milieu des années 1870 et durant la décennie suivante, de plusieurs hebdomadaires satiriques illustrés[22], les Assomptionnistes avec La Croix et Le Pèlerin n’hésitant pas de leur côté à faire appel à la caricature politique dans la décennie suivante.
Fig. 2 : Olivier Pichat, « Le Banquet de Lyon », La Libre parole illustrée, 22/7/1893.
La Libre parole illustrée
D’après Jules Guérin, proche puis concurrent de Drumont, « le succès de la Libre Parole s'affirmant chaque jour davantage, grâce au dévouement de tous, MM Drumont et Gérin songèrent à lui adjoindre une autre entreprise. Ce fut, alors, la création de la Libre Parole illustrée. Cette petite sœur de la Libre Parole quotidienne naquit le 5 janvier 1893, et une nouvelle Société » fut créée[23]. Comme l’indiquent les statuts[24], la « Société de la Libre parole illustrée – anonyme au capital de 160 000 francs (…) a pour fondateur M. Gaston Wiallard », le même prête nom que pour le quotidien fondé un an plus tôt et dont la presse relevait à l’époque avec malice ou malveillance les origines juives (Gaston Crémieux). Elle « a pour objet la publication et l'exploitation d'un journal hebdomadaire illustré dit La Libre Parole illustrée et toutes opérations accessoires se rattachant à l'objet principal, notamment l'acquisition sous toutes formes, de tous journaux aux fins de fusionner avec le journal présentement créé (…) ».
Le projet, préparé de longue date, est pour la première fois évoqué par La Libre parole dans son édition du 4 juillet 1893. Le rédacteur indique que « pour donner satisfaction à de nombreuses demandes qui nous ont été faites, nous avons le plaisir d'annoncer à nos amis et lecteurs que le 15 juillet prochain paraîtra La Libre Parole illustrée. Ce journal, du format des illustrés hebdomadaires, imprimé sur magnifique papier, aura seize pages, sera vendu dix centimes et contiendra des illustrations satiriques et politiques dues aux maîtres du crayon ». Il est intéressant de noter que l’équipe fait le choix d’inscrire la nouvelle publication dans une famille très large et alors appréciée, celle des « hebdomadaires illustrés », dont cette fin de 19e siècle est friande. Le prix adopté dans un premier temps peut être qualifié de « moyen » : à comparer aux 5cts pour le supplément illustré du quotidien Le Petit journal, alors que les journaux satiriques Le Grelot (républicain radical) ou Le Pilori (antirépublicain) affichent des tarifs trois fois supérieur, mais encore très en deçà du célèbre Courrier français qui s’achète à 40cts ! En invoquant les « maîtres du crayon », le journal reprend une terminologie là encore très classique pour l’époque. L’auteur de cette réclame insiste sur le rôle du « chef » et sur l’importance de la partie dessinée en soulignant que « La Libre Parole illustrée, sous l'énergique direction d'Edouard Drumont, qui s'est assuré le concours des dessinateurs les plus en vogue et d'une rédaction hors ligne, continuera par le crayon ce que La Libre Parole a fait avec tant de succès par la plume », insistant sur le lien très fort entre l’organe quotidien et son prolongement hebdomadaire. L’illustration, encore rare dans les quotidiens en 1893, constitue un produit d’appel. Pour autant, rien n’est dit sur la tonalité des images, leur contenu, pas de détails sur les types de dessins choisis (caricatures, portraits charges, histoires en images, dessins humoristiques, chroniques dessinées, etc.). L’auteur du texte se montre a contrario plus prolixe concernant le contenu rédactionnel, peut-être d’ailleurs pour compenser le jugement ambivalent de cette époque sur le genre caricatural (on se garde d’ailleurs bien d’employer le mot « caricature ») : « La Libre parole illustrée sera une véritable encyclopédie. Elle contiendra, outre des articles politiques, des nouvelles, un roman, des conseils pratiques de médecine, d'hygiène, une chronique d'art, une chronique mondaine, un courrier de la mode, les sports de toute nature, une critique littéraire, les livres nouveaux, de la musique, etc. Elle sera surtout, tout en suivant la ligne de la Libre Parole quotidienne, un journal de la famille pouvant être lu par tout le monde ». Quand les journaux satiriques d’extrême droite que sont La Jeune Garde, Le Triboulet ou Le Pilori ont été lancés, aucun n’a prétendu réunir autour de lui l’intégralité de « la famille »…
Drumont et ses amis voient « grand », et se refusent au départ à présenter leur dernier né comme un organe de combat contre les Juifs. Ils n’accréditent pas non plus auprès de leurs lecteurs l’idée que la caricature pourrait jouer un rôle majeur dans la pratique politique du courant antisémite. En visant un large public, en insistant sur la diversité de l’offre rédactionnelle sans cacher pour autant la présence de dessins politiques, Drumont opte finalement, comme en témoigne les premiers numéros, pour une solution intermédiaire, entre le journal satirique de combat qui orne sa « une » de caricatures politiques, et un journal comme Le Pèlerin qui, sans s’interdire de recourir à la caricature (bien au contraire même !, mais pas en couverture), répond aux préoccupations d’un public familial attiré par le fait divers, les historiettes divertissantes et les questions pratiques, tout en diffusant un contenu politique radical sous la forme de brèves ou d’articles courts et souvent amusants.
La réclame lapidaire insérée en « une » du quotidien le 11 juillet demeure plus évasive encore sur le projet, en n’évoquant plus son éventuel contenu satirique, vantant la sortie prochaine de la « superbe publication de 16 pages, avec gravures en couleurs, texte par les meilleurs écrivains[25] ». Une feuille comparable à l’Illustration en quelque sorte. Dans les jours qui suivent, la Libre parole rappelle régulièrement à ses lecteurs la parution imminente de l’illustré, adressée gratuitement à tout abonné. Le 16 juillet, veille du lancement, le quotidien détaille le sommaire de l’hebdomadaire : d’abord les textes, ensuite les dessins, hiérarchisation inversée par rapport aux annonces précédentes. Alors que de nombreux rédacteurs sont nommément cités, seul le dessinateur Willette bénéficie de ce privilège pour ce numéro, sans d’ailleurs que ce nom, pourtant déjà si connu dans la presse parisienne, soit valorisé.
Le lancement de ce nouvel hebdomadaire, dans un paysage médiatique saturé, se fait dans une quasi indifférence des journaux, pourtant si prompts à commenter les faits et gestes des concurrents. Fait significatif, la Libre parole ne remercie pas les confrères qui auraient annoncé la nouvelle venue, comme cela se pratique abondamment alors. Et pour cause !
Pour autant, les quelques mentions dans la presse ne laissent planer aucun doute sur l’appréciation « antisémite » du nouvel hebdomadaire comme on peut le percevoir dans La semaine des familles[26] pour qui « cette nouvelle revue attaque le Juif sous toutes ses faces : par le roman, par l'histoire, par la caricature (…) », tandis que le spécialiste de la caricature, John Grand-Carteret dans Le Livre et l'image, évoque ce « nouveau périodique à images (…) avec des compositions de Willette, de Tiret-Bognet, et une série de dessins, voire même de chansons dans un esprit antijudaïque. Cette tendance quelque peu nouvelle doit être signalée, parce que jusqu'à ce jour le graphique (sic), en France, était resté en dehors des luttes sociales, contrairement à l'Allemagne, ou les illustrés hebdomadaires publient, sans cesse, des vignettes caricaturales sur les Israélites[27] ». Le point de vue de Grand-Carteret ne manque pas d’intérêt : certes, la caricature antisémite est jusque-là plus fréquente en Allemagne, mais la nouveauté parisienne réside surtout dans le fait de consacrer un journal hebdomadaire à cette thématique. Depuis 1885 avec le premier grand dessin de Willette contre les Juifs[28], le « graphique » judéophobe n’a cessé de se renforcer dans les périodiques français.
Il n’est pas aisé d’expliquer ce désintérêt de la presse pour le nouvel organe de Drumont. Il faut néanmoins insister sur le rôle prépondérant de La Libre parole quotidienne, qui éclipse certainement, aux yeux des contemporains, l’hebdomadaire satellite par ailleurs fort banal pour cette époque, qui voit la multiplication des journaux illustrés. Quasiment chaque quotidien édite alors le sien[29], l’omniprésence de caricatures antisémites, pourtant une nouveauté dans l’hexagone à ce niveau de visibilité et de fréquence, n’étant pas perçue comme un phénomène marquant, vu la virulence et le statut de sa « grand sœur » La Libre parole.
L’image, pour quoi faire ?
Le premier numéro manque encore de maturité, mais rompt en partie avec l’ambigüité qui prévalait jusque-là. Avec en couverture une caricature couleur bistre associant le « roi » Rothschild à l’argent et à la mort, Willette répond sans doute moins à une demande précise qu’il ne donne libre cours à sa propre conception de la lutte antisémite à laquelle il participe depuis 1885[30]. Les pages deux et trois, comme il est souvent d’usage dans la presse pour un premier numéro, tracent la perspective, annoncent le programme. A droite, un texte autographe de Drumont, daté du 2 juillet, donne une dimension très personnelle sinon affective à son patronage. Il y explique que l’hebdomadaire « va s’élever comme un rameau verdoyant, de cet arbre vigoureux qu’est déjà la Libre Parole » et revient sur les progrès réalisés depuis la publication de La France Juive : « Quel chemin a fait notre cause… quelle vision différente de la vie contemporaine offerte aux générations qui grandissent, que d’idées suggérées, que de vérités révélées (…). Qui a fait cela ? Un homme ? Non. Un artiste (…) ? Pas davantage… Ce qui a accompli cette transformation intellectuelle en marche, c’est le Verbe, le Verbe proclamé ». Mais, ajoute-t-il, « l’image aujourd’hui va compléter l’œuvre de la plume. Elle s’intéresse à ceux que l’écriture n’a pas encore touchées ; elle rend évidentes des réflexions ou des idées dans les cerveaux que nous n’avons pas encore conquis ». Drumont donne à l’image une fonction précise, celle de prolonger l’action engagée par l’écrit, mais également d’en accroitre les effets, reprenant une conception très en vogue tout au long du 19e siècle, consistant à dire que l’image touche celui qui reste imperméable aux raisonnements complexes véhiculés par l’écrit. C’est d’ailleurs bien au nom de cette spécificité de l’image caricaturale que la censure a cherché à contrôler a priori les représentations depuis la Restauration[31]. Coelio, rédacteur au quotidien, se fait plus explicite encore. Pour lui, l’hebdomadaire « se revêt de dessins et d’images, pour amuser l’œil et l’esprit, séduire le regard et l’âme pour exciter en vous, braves gens de la Race, le frais et bon sourire Gaulois en faisant rire jaune les Juifs allemands qui nous énervent ». Amuser, séduire, exciter, porter l’opposition entre le « nous » gaulois et le « eux » Juifs, imaginer d’ailleurs que les charges atteindront leur cible, qu’elles déstabiliseront l’adversaire, une idée là-encore fort répandue depuis Philipon et Daumier.
Fig. 3 : « Passé, Présent », La Libre parole illustrée, 17/7/1893.
Ce premier numéro ne manque pas d’intérêt de par son éclectisme même. La moitié de l’espace est dédié aux images, des images au statut très divers : illustrations historiques, dessins « d’humour », grandes compositions travaillées relevant de la peinture d’histoire, dessins au trait en cabochon pour illustrer une historiette, caricatures virulentes, portraits, et enfin des gravures tirées de la presse satirique allemande, témoignant d’une circulation de stéréotypes relativement uniformes d’un pays à l’autre, et de la nécessité, pour l’antisémitisme français, de produire sa propre grammaire visuelle encore peu développée. Cette gamme très large d’images permet de répondre au programme annoncé par les inspirateurs de l’illustré, qui concentrent comme de juste leurs attaques contre les Juifs, sans se limiter à cette unique cible. Les textes, également assez divers dans leur forme et leur tonalité, diffèrent notablement de ceux présents dans la version quotidienne par leur goût de l’anecdote ou leur ton léger pour certains, et pour d’autres par leur tonalité satirique qui peut atteindre une violence extrême. Ainsi dans « Les Petits Youpins », de Jules Jouy, chansonnier prolifique, républicain radical et anticlérical dans les années 1870, antiboulangiste virulent, un temps proche de Vallès et du Chat noir où l’on retrouve également Willette[32]. Le chansonnier avait « basculé » dans l’antisémitisme en novembre 1888 avec une ritournelle intitulée « Les Accaparés », dans laquelle il en appelait à « la bonne Gaule » pour fustiger le « gros baron », et se réjouir du fait que « Quand le Juif saigne, C'est notre argent qui sort ! ». « Les petits Youpins » relève d’une violence encore plus aigüe, l’auteur accentuant la déshumanisation des Juifs par le recours au procédé de la zoomorphisation : « becs d’oiseaux de proie », « boucs », « parasites » grouillant sur le corps de la société, « satan », « frelons » dérobant le miel dans les ruches, « gros rats mangeurs de millions »… Avec pour chute une conclusion sanguinaire évoquant « la mer Rouge de sang ». L’écrit explore une diversification lexicale permettant de flétrir le Juif, avec notamment les termes Youpin, Youterman, Youpinel, Youdman, Youpinus, etc. En regard, les badineries d’autres auteurs et notamment d’India dans sa « chronique de la mode » ou encore les articles scientifiques ou sportifs, semblent totalement décalées sinon contre nature au lecteur d’aujourd’hui. Pour autant, cet éclectisme répond aux aspirations de Drumont qui s’adresse « à toute la famille » et qui entend bien répondre à toutes les attentes du lecteur antisémite de l’époque intéressé autant par la mode et les sports, que gagné à la haine antijuive. Un journal tout en image est alors totalement inconcevable. Le Pèlerin, qui rencontre un tel succès dans ces années-là, fonctionne sur le même modèle, mêlant violence politique et anecdotes convenues, charges frontales et divertissement populaire. En novembre 1894, l’hebdomadaire « familial » Le Rire nouvellement fondé par Félix Juven, ne craint pas non plus de combiner violence antisémite et humour « fin de siècle ».
Hésitations graphiques
La ligne éditoriale reste fragile dans les premières semaines. Il faut trois mois environ à l’équipe qui dirige la feuille antisémite illustrée pour trouver une forme de stabilité. Ces trois mois demeurent relativement énigmatiques. La présence de Willette dès le premier numéro et l’annonce de la participation des « meilleurs crayons » ne débouche pas sur un recours massif aux talents reconnus de l’époque, loin s’en faut ! Si Willette continue de loin à loin à collaborer au journal, aucun dessinateur de son envergure ne vient l’épauler, laissant la place aux seconds couteaux. Forain et Caran d’Ache ont-ils été contactés ? Auraient-ils refusé ? Le budget alloué à l’iconographie n’aurait-il pas convaincu les meilleurs crayons ? Leur absence traduit-elle l’exclusivité consacrée à d’autres titres ou plutôt une réticence à se lancer dans un nouveau journal ouvertement antisémite, pas vraiment artistique ou littéraire, et sans doute pas vraiment noble à leurs yeux ? Notons qu’en 1895, Félix Juven de son côté parvient à s’assurer la collaboration régulière de Forain et Caran d’Ache…
Toujours est-il qu’au bout de trois mois, le dispositif iconographique de l’hebdomadaire a bien changé. Si la « une » porte toujours un grand dessin antisémite, sauf exception, l’illustration a largement déserté les pages intérieures nonobstant une pleine page d’histoires en images signées H. de Sta et la 4e de couverture systématiquement illustrée. L’équilibre des débuts a laissé place à une dominante de l’écrit, les seules images conservées étant quasiment toutes focalisées contre les Juifs. A ce stade, ce sont Esnault et Gravelle qui fournissent les grandes compositions, alors que fin 1893, un nouveau nom apparaît, celui d’Emile Courtet, alias Emile Cohl, célébrité du temps qui choisit pour l’occasion de signer ses œuvres de son vrai nom, alors peu connu, plutôt que de son pseudonyme de dessinateur élève d’André Gill et futur inventeur du dessin animé. Encore un signe probable de la méfiance des dessinateurs « installés » pour le nouveau bébé de Drumont.
C’est avec Emile Cohl et un de ses deux poulains comme nous l’avons démontré dans un travail ancien[33], que La Libre parole illustrée trouve son identité visuelle. En effet, dès le mois de janvier 1894, Courtet/Cohl introduit au journal deux jeunes dessinateurs, dont « J. Chanteclair » alias Lucien Emery, qui devient le principal dessinateur de la Libre parole illustrée. Il est amusant de constater que celui qui s’installe chaque semaine en « une » du journal est un parfait inconnu, jeune provincial originaire du département de l’Aisne. Emery parviendra par la suite à placer ses dessins dans d’autres journaux parisiens, politiques ou d’humour, mais sans percer durablement dans le métier. Difficile là encore de comprendre la mécanique qui empêche ce journal d’associer son nom à un crayon reconnu de l’époque.
Entre les premières semaines et le rythme de croisière acquis six mois plus tard, la ligne éditoriale ne semble pas rencontrer un plein succès. En août 1894 en effet, un "avis" informe les lecteurs que pour favoriser la diffusion de La Libre parole illustrée décrite « comme la meilleure des propagandes antisémitiques », le journal divise son prix de moitié, et passe donc à cinq centimes, c'est-à-dire le tarif habituel des journaux quotidiens. Si, comme l’indique l’avis, « le format n'est pas diminué et la Libre parole illustrée conserve toujours son aspect artistique et littéraire, ses dessins en plusieurs couleurs, ses illustrations satiriques, ses nouvelles attachantes, ses modes, ses récréations qui sont autant d'attraits pour le lecteur », l’hebdomadaire est tout de même ramené de 16 à 8 pages… On est loin de l’ambition de départ, la nouvelle formule semblant viser un public moins aisé, avec de nouveaux rédacteurs. En décembre 1894, le journal formule de nouveau cette idée qui consiste à se présenter comme un « précieux et utile instrument de propagande de nos idées, spécialement dans les campagnes où l’image frappe plus rapidement l’esprit des populations rurales[34] ». Le lecteur transformé en vendeur militant, est appelé à trouver de nouveaux abonnés autour de lui. Enfin, dernière étape de ce glissement propagandiste et militant, dans son édition du 9 novembre 1895, l’hebdomadaire inaugure une « Tribune antisémite ». Le journal se veut dorénavant l’ « organe des groupes antisémites [qui] donnera désormais, chaque semaine, un aperçu du mouvement antisémite en France, réunions, conférences, manifestations, etc. Elle publiera les communications et avis qui lui seront envoyés par les Groupes, soit de Paris, soit de Province ». Cette tribune prend un développement important, le journal consacrant exceptionnellement son numéro du 18 janvier 1896 au lancement d’une « Fédération des groupes antisémites français ».
A plusieurs occasions, l’hebdomadaire antijuif tente d’établir un lien particulier avec ses lecteurs. Par un concours « littéraire » d’abord, puis par un vote à propos de bustes du président de la République d’alors, dessinés par Chanteclair, occasion pour le journal de fustiger la censure exercée par le préfet Lépine, qui exercerait des pressions sur les « marchandes des kiosques », pour qu’elles cessent d’exposer à la vue des passants le journal illustré de Drumont[35]. Par la suite, divers concours et sondages entretiennent ce lien plus ou moins factice avec le lectorat, amené à se prononcer sur des questions du genre « quel est le plus taré (sic) des politiciens contemporains », à réaliser une poésie à la mémoire de Morès, voire encore à dessiner des « têtes de Juifs d’après nature[36] ».
Les Juifs, cible unique ?
Le 14 septembre 1895, Chanteclair installé en « une » depuis une année, cède la place à d’autres dessinateurs dont Maillottin, Gravelle et Donville notamment. Depuis longtemps, le grand dessin de couverture alterne deux types de cibles parfois mêlées mais le plus souvent distinctes : les Juifs d’un côté, et de l’autre, le pouvoir républicain. Nombre de ces charges en couleur ne relèvent en effet pas de l’antisémitisme, l’hebdomadaire ne limitant pas son horizon à la seule haine du Juif, une thématique probablement trop limitée pour intéresser durablement un public assez vaste.
Si la haine des Juifs, des républicains opportunistes, radicaux ou marginalement des socialistes structure le flux caricatural produit par l’hebdomadaire illustré de Drumont, la rhétorique demeure incertaine et manque d’uniformité, donnant l’impression d’un journal sans direction homogène. La ligne éditoriale, suffisamment lâche, permet à chaque dessinateur de laisser libre cours à sa singularité : Gravelle oppose aux Juifs des ouvriers ou des étudiants « gaulois », tandis que les autres dessinateurs s’abstiennent de recourir à de tels symboles. Il attribue des postures agressives à ses héros antisémites, appelant très clairement à des voies de fait contre les Juifs, violence que l’on retrouvera par la suite dans les charges qu’il proposera à L’AntiJuif illustré de Jules Guérin, mais qui demeurent rare chez ses collègues. Donville se fait plus sage et n’adopte que progressivement la rhétorique antisémite. Chanteclair, resté en « une » pendant une année, n’hésite pas à jouer du procédé de la métamorphose régressive, aussi bien contre le Juif que contre le président de la République. Parfois, un dessinateur réalise le dessin de « une » plusieurs semaines de suite, puis disparaît totalement. H. de Sta, avec ses histoires en images récurrentes, donne à l’antisémitisme graphique une dimension ludique, mais pas moins dégradante pour les Juifs. Enfin, en 1896 sur les huit pages, une seule demeure encore illustrée : la couverture. C’est dire l’évolution depuis le lancement du journal, censé disposer de la collaboration des « meilleurs crayons » et donner une place importante à l’image !
La stratégie iconographique du journal demeure jusqu’au bout erratique, sans parvenir contrairement à d’autres du même type, à s’attacher un dessinateur emblématique comme J. Blass pendant un temps au Triboulet puis au Pilori, Willette au Courrier français, Lemot au Pèlerin, ou encore Pépin au Grelot.
Fig. 4 : Esnault, « Leur patrie », La Libre parole illustrée, 28/10/1893.
Avec La Libre parole illustrée, le stéréotype facial a mûri depuis les dessins de Willette, le nez s’est épaté, les lèvres épaissies, tout comme le visage arrondi. Le Juif typifié atteint une forme d’unité corporelle qui s’oppose en tout point à celle de l’aryen, dans un système dual que Drumont perçoit comme « une clef majeure de l’histoire universelle[37] », et dans lequel le Juif constitue un « autre » incompatible. On peut repérer deux types de Juifs dans les représentations véhiculées par la Libre Parole illustrée : le Juif français, assimilé, en costume trois pièces, plutôt grassouillet, le crâne dégarni, les cheveux frisés, le nez imposant, et le Juif hexogène, maigre, élancé, doté d’une longue barbichette, cheveux longs et filasses, plus proche de la représentation du Juif religieux traditionnel ou du Juif « du ghetto ». Le premier est systématiquement associé à l’argent, à la prévarication, à l’avarice, tandis que le second permet d’évoquer le cosmopolitisme sinon l’antipatriotisme des Juifs, dénoncés bien avant l’arrestation d’Alfred Dreyfus comme des espions allemands en puissance, et donc perçus comme des traitres à la France[38]. Alors que nombre de dessins réfèrent à la Revanche, le Juif a pour patrie le monde entier, comme le montre Esnault en « une » du journal le 28 octobre 1893 dans un dessin saisissant et très innovant. Quelques semaines plus tôt Gravelle avait pour sa part évoqué ce cosmopolitisme en s’intéressant aux « Fils de Lévy » présents dans onze pays différents, chacun étant caractérisé par une tenue vestimentaire et une morphologie typiques[39]. Parfois le caricaturiste invoque la frontière (ou recourt à une carte géographique), qu’enjambe le Juif pour exporter ses richesses hors de France[40]. La connexion entre les deux types est parfois réalisée, selon l’idée que le Juif pauvre étranger vient s’installer dans l’hexagone pour y faire fortune. On passe alors d’un type à l’autre en quelques étapes[41], qui illustrent les deux pôles visuels de la détestation physique : d’un côté maigreur, misère et saleté repoussante, et de l’autre, embonpoint, luxe et attitude hautaine du parvenu. Dans les deux cas, l’anormalité prédomine, le continuum s’exerçant grâce aux traits du visage.
Même si Juifs et non Juifs ne sont pas systématiquement confrontés dans une même image et même si la figure de l’aryen demeure finalement plus rare que celle du Juif, le lecteur ne peut échapper à un effet de comparaison entre les deux stéréotypes : la laideur, la difformité (absence de cou, tête surdimensionnée, regards fuyants, visage hommasse des femmes, bras allongés ou surnuméraires), l’animalisation parfois, le dépit ou la peur se situent du côté Juif, la beauté, la normalité, la santé, la sérénité, l’énergie, caractérisant le type aryen (dessins de mode, allégories féminines coiffées de couronnes et non du bonnet phrygien, soldats, ouvriers, paysans, gaulois). Quand le dessinateur confronte le Juif et l’aryen, il prend bien soin d’accentuer la différenciation : s’il dépeint un aryen barbu (un ouvrier par exemple), le Juif sera chauve et glabre ; à la posture virile de l’aryen répond la soumission du Juif ; au Juif enrichit et bedonnant, la caricature oppose une famille aryenne pauvre, affamée et désespérée ; quant à la tenue vestimentaire, le Juif se voit affublé très régulièrement de tissus à carreaux ou à rayures, comme pour les anglais en ces temps d’anglophobie aigüe, ou encore pour les « pantes », c'est-à-dire les déclassés de l’époque. De toute évidence, pour les auteurs de ces images, le système iconographique fondé sur cette bipolarisation doit pouvoir susciter chez le lecteur identification d’un côté et rejet de l’autre (ce qui revient au même), dans une logique de construction identitaire.
L’articulation Juif/République demeure finalement assez rare, alors qu’elle constitue le fond de commerce de Drumont, notamment depuis l’Affaire de Panama. On peut d’ailleurs se demander si la direction du journal ne doute pas de cette ligne éditoriale centrée sur le Juif. Début 1894, un nombre important de dessins de couverture vise très nettement le pouvoir ou les institutions sans que les Juifs soient en cause. Même les historiettes d’H. de Sta, systématiquement judéophobes jusqu’alors, perdent parfois leur cible habituelle. Ce glissement qui se confirme tout au long de l’année 1894, rapproche la Libre parole illustrée des journaux d’opposition au gouvernement, de droite comme de gauche, voire même d’extrême gauche, les charges contre l’éphémère président de la République Casimir-Perier opposant le parvenu aux pauvres hères ne déparant pas de celles publiées au même moment par Le Chambard socialiste par exemple. La charge en quatre étapes signée Chanteclair intitulée « Physiognomonie » constitue sans doute le sommet de ce cours nouveau qui fait passer l’antisémitisme au second plan : le dessinateur transforme la tête du président en une gueule de molosse.
Fig. 5 : Lucien Emery-Chanteclair (1874-1965), « Physiognomonie », La Libre parole illustrée, 4/8/1894.
La quasi absence de dessins antisémites en couverture tout au long de l’année 1894 contraste avec le grand dessin de « une » du 10 novembre figurant Drumont jetant à l’égout le « traitre » Juif, sous le titre « A propos de Judas Dreyfus ». C’est la Libre parole quotidienne qui révèle le 29 octobre l’arrestation d’un « individu (..) accusé d’espionnage » parlant le 1er novembre de « l’officier juif A. Dreyfus », sans pour autant que l’hebdomadaire illustré se recentre durablement vers son cœur de cible originel. L’éclipse antisémite de plusieurs mois perdure, malgré ces révélations nouvelles, ce que ne doit pas occulter l’historiographie de ce journal que l’on présente comme un « brûlot antisémite » sans nuance. L’année 1895 diffère de la précédente avec la réintroduction du thème antisémite en « une » du journal, bien que le thème reste minoritaire, sans perdre pour autant de sa virulence. A la fin de l’année, le journal innove en commentant systématiquement en page 2 le dessin de couverture.
On peut enfin évoquer une autre thématique explorée par l’hebdomadaire de Drumont : l’antimaçonnisme, qui prendra tant d’importance dans la presse réactionnaire après 1900. L’hostilité envers les francs-maçons reste néanmoins discrète, même si certains gouvernants sont dorénavant dotés des trois points ou du tablier caractéristiques. A noter que l’ouverture d’un « bulletin maçonnique à partir de la fin 1895, n’entraîne pas un accroissement du nombre de dessins sur ce sujet[42].
Dans son premier numéro, La Libre parole illustrée publie deux portraits gravés de même facture côte à cote, ceux de Rothschild et de Drumont. Nombre de charges qui suivront prendront pour cible Rothschild, que ses activités bancaires au service de l’Etat exposent tout naturellement à la vindicte populaire. Drumont est présent dans quelques charges, sans que le dispositif confine au culte du chef systématique et sans que l’héroïsation du patron atteigne l’intensité du portrait en croisé dessiné par Willette en 1886 pour le Courrier français. Comme si les antisémites ne parvenaient finalement pas encore à tirer profit des possibilités offertes par l’industrie de l’image imprimée pourtant très dynamique alors.
Enfin, si l’antisémitisme des caricatures articule anticapitalisme, antipatriotisme et dégénérescence raciale, l’absence de référence chrétienne dans ces images constitue un fait remarquable, qui fait écho à l’absence d’attaques contre la religion juive. L’argument avancé par Drumont dans sa lettre au Figaro pour justifier l’emploi d’une œuvre « juive » dans l’illustration de son best seller de 1886[43], semble ici confirmé.
S’il ne faut pas minorer l’extrême violence de certaines caricatures diffusées par la Libre parole illustrée, il faut souligner néanmoins leur rareté. Finalement, la grande « réussite » du journal consiste à avoir combiné des caricatures qui présentent les Juifs comme dangereux pour le pays du fait de leur position sociale (détention de richesse notamment), à d’autres, tout aussi nombreuses mais probablement bien plus perverses, dans lesquelles l’extrême danger Juif découle de la judéité en soi, c'est-à-dire d’une spécificité raciale.
Pas de seconde chance
Les difficultés du journal tout au long de son existence se lisent dans la place réduite impartie à la publicité dans certains numéros[44], pourtant si importante pour le financement des feuilles périodiques à l’époque. En quelques semaines dans le second semestre 1896, avec depuis quelques temps le dessinateur Donville systématiquement en « une », l’hebdomadaire semble renouer avec le succès. La réclame envahit dorénavant la dernière page, empiétant peu à peu sur la page précédente. Pour autant, le 25 juillet 1897, après plusieurs mois de nouveau quasiment sans réclame, parait la dernière livraison de la Libre Parole illustrée malgré l’annonce de la publication imminente d’un « grand roman » d’Edouard Drumont. On peut sans doute expliquer cette fin précoce par une forte érosion des ventes, difficultés que reflètent certainement les errements de la ligne éditoriale. Ce dernier numéro annonce la convocation de l’assemblée générale des actionnaires et la nomination d’un commissaire aux comptes pour l’exercice 1897-1898. Par la suite, le gérant de la Libre parole et de sa version illustrée Gaston Wiallard, sera évincé au profit d’autres sociétés en commandite, laissant entrevoir des dissensions. Jules Guérin expliquera pour sa part en 1905 que la Libre parole illustrée « se continua péniblement jusqu'en juin 1897, époque à laquelle on la supprima, faute de lecteurs et d'abonnés en nombre suffisant[45] ».
Cette fin précoce interroge l’historien. La caricature n’est-elle pas « une figure majeure du discours antisémite ? ». La haine des Juifs a connu un pic dans l’opinion avec l’Affaire de Panama. L’arrestation puis la condamnation et la déportation d’Alfred Dreyfus en 1894 et 1895 n’ont pas donné lieu à une crise médiatique majeure, laissant d’ailleurs peu de traces dans la production caricaturale. On peut appliquer à La Libre parole illustrée la formule que Jean Drault a imaginée pour sa grande sœur quotidienne : « La Libre parole fut comme un boulet de canon qui perd de sa force de pénétration à mesure qu’il s’éloigne de la pièce qui l’a projeté. Mais quel départ foudroyant, forçant l’ennemi à courber la tête sous le vent du boulet ![46] »
Les années 1896 et 1897 constituent un creux, avant la reprise de l’agitation médiatique début 1898. De fait, l’instrument de « propagande » antisémite semble ne pas parvenir à fonctionner en dehors d’un contexte de mobilisation dynamique de l’opinion. On rencontre finalement la même fragilité des organes politiques à caricature de cette époque, depuis l’éphémère Chambard socialiste contemporain de La Libre parole illustrée, en passant par les journaux Psst… ! et autre Sifflet de circonstance, jusqu’aux feuilles anticléricales de la Belle Epoque, Les Corbeaux et La Calotte, qui se présenteront elles aussi comme des organes de propagande. En matière de presse illustrée, la spécialisation thématique ne semble pas payante à long terme.
A partir de ce mois de juillet 1897 qui voit disparaître le « brûlot » antisémite illustré de Drumont, l’auteur de La France juive se désintéresse presque totalement et définitivement de la caricature. Contrairement à d’autres directeurs de journaux quotidiens, le directeur de La Libre parole n’y a publié quasiment aucune image polémique jusqu’en 1914, tandis qu’au tournant du siècle nombre de confrères – dans la famille antisémite mais pas seulement -, agrémentent leurs journaux de dessins politiques. Les judéophobes Rochefort (avec les dessinateurs Bruno, Somm et Belon entre autres dans L’Intransigeant – mais pendant quelques années seulement), Millevoye (avec Alfred Le Petit à La Patrie – expérience de courte durée néanmoins)[47], Bailly (avec Lemot dans La Croix), ou Simond (Avec Forain à L’Echo de Paris – sous la forme d’un dessin hebdomadaire, dans lequel l’antisémitisme est présent mais loin d’être systématique), ont reproduit des centaines de caricatures, sinon des milliers, dans leurs journaux… En juillet 1904, la très aniconique Libre parole quotidienne publie pendant quelques semaines des dessins de Bruno et dans les années précédentes quelques rares dessins de Chanteclair y ont paru. Rien de durable donc, rien à voir avec l’engouement de certains périodiques pour ces images sulfureuses.
Fig. 6 : « La trahison du juif Dreyfus », La Libre parole, 6/11/1894.
En 1898 et 1899, le regain d’antisémitisme favorisé par le retour de l’Affaire, suite à la publication par Zola de son fameux « J’accuse » notamment, n’engage pas Drumont et ses amis à relancer La Libre Parole illustrée, alors que le contexte semble particulièrement favorable. En 1898, ce sont deux dessinateurs « isolés » mais alors très connus, Forain et Caran d’Ache, qui jettent dans la mêlée leur hebdomadaire Psst…!, à un moment où émergent de nouvelles petites feuilles, spécialisées dans l’antisémitisme. Au tournant du siècle, c’est le ligueur Jules Guérin lance un quotidien « antiJuif » puis un hebdomadaire illustré de charges virulentes : L’Anti-Juif se dote en septembre 1898 d’un supplément « français » illustré comprenant des dessins de Gravelle, déjà présent dans la Libre Parole illustrée comme on l’a vu, ainsi que Léon Roze. Mais l’hebdomadaire disparaît après 17 livraisons, tandis que le quotidien, qui accueille dorénavant le travail des dessinateurs, devient à son tour hebdomadaire, soulignant sa difficulté à trouver un lectorat.
Il faut encore évoquer L’AntiJuif algérien doté d’une « une » dessinée, qui accompagne un moment de tension antisémite très fort de l’autre côté de la méditerranée. L’hebdomadaire dont le titre est agrémenté d’un Juif traversé d’une plume qui lui sort par la bouche paraît à partir du 27 mars 1898, avec des dessins d’Herzog notamment, qui a travaillé pour d’autres titres illustrés de caricatures, nombreux en Algérie depuis le début des années 1880[48]. L’Anti-Juif algérien cesse de paraître en 1902, signe, là encore, de la difficulté pour un journal à caricature à s’imposer, même en Algérie.
Les réticences des élites face à la caricature
On se rappelle que Drumont avait, dans une lettre au Figaro, opposé illustrations et caricatures, associant ces dernières à une forme d’excès et d’immoralité. Il ne faut sans doute pas voir là une posture artificielle, mais une conception très en vogue à l’époque, conception qui peut pourtant sembler paradoxale. En effet, alors que la caricature vit son âge d’or, la caricature ne fait pas l’unanimité, perçue comme une production disqualifiée par sa proximité du rire, mais également par sa présence même au cœur de l’imprimé périodique et polémique[49]. Déjà au temps de Luther, lorsque naît la caricature politique moderne, des voix se font entendre dans son propre camp qui s’interrogent sur le bien-fondé du recours à des caricatures d’une grande violence[50]. A la fin du 19e siècle, certains conservateurs affichent leur réticence envers la caricature. Il faut dire que depuis 1830, les meilleurs talents se recrutent parmi les dessinateurs républicains, qui ciblent la droite réactionnaire et antirépublicaine. Et si certains patrons de presse antirépublicains franchissent le pas dans les années 1870 et 1880 en fondant La Jeune Garde, Le Triboulet, ou encore Le Pilori, les réticences envers les excès de l’image satirique, renforcées depuis la Commune de Paris, confirment ce rejet de la caricature qui s’exprime encore régulièrement dans la « grande » presse ou encore dans les études historiques qui s’intéressent à Charles X, Louis-Philippe ou Napoléon III et dans lesquels les auteurs évoquent systématiquement les « ignobles caricatures » qui visaient leur champion. De nombreux journaux à caricature de droite se sentent d’ailleurs contraints de justifier le recours à de telles images, traduisant par leurs arguments un malaise palpable dans leurs rangs, la caricature ne pénétrant, et encore avec difficulté, qu’à partir des années 1870 dans la culture visuelle de la droite en France[51]. A contrario, le très catholique assomptionniste Vincent de Paul Bailly qui relance Le Pèlerin avant de fonder La Croix quotidienne, a sans doute beaucoup contribué à cette entrée au forceps de la caricature politique dans l’imaginaire du camp antirépublicain[52], épousant plus l’air du temps d’ailleurs, que les conceptions de son propre milieu. Dès les années 1880, il recourt aux illustrations (en combinant images de faits divers, images de piété, portraits) et également à des dessins violemment polémiques (de Lemot notamment, puis de Henriot). Mais Bailly devra régulièrement justifier ce choix éditorial fondé en grande partie sur l’image, face aux critiques formulées par le haut clergé ou par des lecteurs outrés. Les biographies parues après sa mort évoqueront toutes le fait que ces caricatures ne faisaient pas l’unanimité parmi les chrétiens d’alors[53]… Comparativement à Bailly, on peut qualifier Drumont d’indifférent ou de réticent à l’image.
En 1906, un des premiers historiens de la caricature, John Grand-Carteret, auteur de nombreux recueils commentés thématiques s’intéressant à l’image satirique française et étrangère, réalise une enquête « européenne » sur l’emploi de la caricature dans le combat anticlérical[54]. Dans leurs réponses, nombre des nombreux journalistes, députés ou sénateurs, écrivains et scientifiques à qui il s’est adressé, expriment leurs doutes quant à l’efficacité de la caricature. Certes, certains y voient un bon moyen de propagande, mais la plupart se démarquent de son outrance, considèrent qu’elle s’adresse aux seuls convaincus en servant d’ailleurs tous les camps sans favoriser l’un au détriment de l’autre, etc. L’enquête révèle surtout que les journalistes et les militants proches des combats quotidiens voient la caricature plus favorablement que les élites supérieures, clivage qui nous semble général à la fin du 19e siècle. Concernant l’emploi de la caricature dans le cadre de la lutte « antisémitique », Drumont, dont on sait qu’il aspire à la reconnaissance littéraire et qui espère bien rentrer à l’Académie française, raisonne moins comme un militant que comme un esthète.
Alors, la caricature, « figure majeure du discours antisémite » ? La lente émergence de la caricature hostile aux Juifs, sa grande dépendance des micro oscillations de la vie politique et le suivisme éphémère dont fait preuve Drumont en la matière, sa présence éphémère dans certains journaux quotidiens, témoignent sans doute du fait que si l’image devient une « figure majeure du discours antisémite » avant l’apparition du nazisme, c’est finalement par défaut, comme conséquence du fait que l’antisémitisme moderne éclot à l’époque où l’industrie de l’image satirique connaît son « âge d’or » en cette fin du 19e siècle. Le brûlot de Drumont, dont on a vu les hésitations (que l’on retrouve dans d’autres journaux antisémites), témoigne des difficultés pour les leaders du mouvement à trouver un public friand de ce type d’images doctrinaires focalisées sur une thématique unique. Le mouvement antisémite semble ne pas percevoir pleinement encore l’intérêt propagandiste de ces images, s’appuyant sur l’initiative des dessinateurs plutôt que sur leurs réflexions en la matière. L’âge d’or de la « propagande » n’est pas encore advenu, même si nombre de journaux après 1900 disent faire de la « propagande par l’image » (satirique notamment).
Drumont se montre encore plus réticent que ses confrères conservateurs envers la caricature. Globalement, les journaux satiriques politiques sont fondés par des littérateurs, des patrons de presse ou parfois des militants, mais généralement des seconds couteaux qui ne craignent pas de recourir à un moyen d’expression dont on a vu qu’il était déjugé par les élites, et plutôt perçu comme « populaire ».
C’est donc par défaut que Drumont avec la Libre parole illustrée a donné une visibilité sans précédent à la caricature antisémite, produisant un flux relativement continu entre 1893 et 1897, mais sans que ce flux parvienne à s’imposer durablement. Contrairement au sentiment qui a pu découler de la violence antisémite des années 1898 et 1899, les journaux à caricature spécifiquement hostiles aux Juifs ont été finalement tardifs par rapport à la diffusion de l’antisémitisme en France, peu nombreux, de courte durée et leur rayonnement toujours faible, phénomène que l’on retrouve également en Allemagne[55]. La diffusion également limitée du dessin antisémite dans la presse quotidienne ou humoristique, alors que la plupart de ces journaux multiplient les saillies antijuives par le texte, tendrait à prouver une forme de réticence (des éditeurs ? des dessinateurs ? du public ?) quant à la mise en image du discours antisémite via le support que constitue la presse. Comme nous l’avons souligné, la presse catholique a été la plus en pointe dans la diffusion de caricatures antisémites, avec Le Pèlerin et La Croix. Il y a là un paradoxe. Alors que le fondateur de l’antisémitisme « moderne » boude la caricature, les héritiers de la haine antijuive religieuse traditionnelle ne manquent pas de recourir à ce medium qu’est l’image satirique, renforçant l’idée de leur rôle majeur dans la diffusion de l’antisémitisme moderne dans sa version la plus virulente en France[56].
Fig. 7 : Achille Lemot (1846-1909), Le Pèlerin, 30/1/1898.
Si l’agitation antisémite s’est moins spécifiquement appuyée sur une presse illustrée installée et durable, elle n’a pas manqué de se diffuser au travers de publications volatiles, mieux à même de répondre aux aléas de la crise et aux soubresauts de l’opinion. L’affaire Dreyfus, tout comme l’affaire Boulanger avant elle, a vu la multiplication de petites feuilles satiriques éphémères en tous genre, de recueils, d’affiches politiques[57], de papillons gommés[58], de chansons et de tracts illustrés, et enfin d’innombrables cartes postales, diffusés par les ligues, mais surtout par des éditeurs privés ou des dessinateurs répondant à une demande soudaine d’images propres à alimenter et conforter la haine du Juif. Tout comme au début de la révolution française de 1789[59], un commerce du rire politique par la caricature se nourrit des crises de la fin du 19e siècle, et favorise la diffusion d’images antisémites. La faiblesse du flux généré par les organisations militantes comparativement à celui qui résulte de l’initiative privée, l’absence d’une production caricaturale antisémite conséquente dans la grande presse résulte sans doute d’une forme de réticence des élites pour la caricature. Elle traduit également le manque de maturité du mouvement politique qui porte la haine du Juif. Mais là ne réside peut-être pas la raison principale de ce relatif échec de l’iconographie antisémite. En ne limitant pas ses attaques au seul terrain social (antisémitisme anticapitaliste) ou politique (responsabilité dans la gabegie républicaine) mais en se focalisant sur la question raciale, la caricature antisémite construit un Juif « imaginaire[60] » combinant laideur[61] et saleté, dans le but de susciter une forme de dégoût ontologique vertigineux. Si la caricature politique en cette fin de 19e siècle fait généralement preuve d’une violence extrême, intégrée dans les mentalités collectives, l’imagerie hostile aux Juifs – plus encore que le texte -, procède d’une toute autre rhétorique que sa nouveauté et sa nature même rendent peut-être difficilement acceptable. De ce point de vue, l’abjection serait peut-être plus facile à « lire » qu’à « voir », la haine en image rencontrant plus facilement suscitant peut-être plus qu’on ne le perçoit une forme de condamnation morale… Les tabous de l’époque, malgré la virulence de l’Affaire Dreyfus, expliquent peut-être in fine pourquoi la caricature avant la Grande Guerre peine encore à devenir une « figure majeure du discours antisémite ».
[1] Marie-Anne Matard-Bonucci, « L'image, figure majeure du discours antisémite ? », Vingtième
Siècle. Revue d'histoire 2001/4 (no 72), p. 27-39.
[2] Bertrand Tillier, La Républicature, CNRS éditions, 1997, p. 93.
[3] Pascal Ory, Ce que dit Charlie – Treize leçons d’histoire, Le débat/Gallimard, 2016, p. 43. Pascal Ory confond à ce propos le quotidien La Libre parole lancé en 1892, et son hebdo illustré inauguré l’année suivante.
[4] Michel Winock, Edouard Drumont et Cie, Seuil, 1982, p. 36.
[5] Autre version de 600 pages cette fois, en 1890.
[6] Voir notre article « A l’origine de la caricature antisémite en France : le dessinateur Adolphe Willette », Archives Juives, n°50/1, 2017.
[7] Willette, Le Courrier français, 16/5/1886.
[8] Le Figaro, 5/2/1887.
[9] Marc Angenot, Ce que l’on dit des Juifs en 1889, antisémitisme et discours social, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1989.
[10] Voir notre article, op. cit.
[11] Dès le mois d’octobre, la Ligue antisémite a installé en bonne place dans ses bureaux l’affiche de Willette, comme l’indique Raphaël Viau, Vingt ans d'antisémitisme, 1889-1909, Fasquelle éditeur, Paris, p. 9.
[12] Le Courrier français, Le Pierrot, Le Fifre,…
[13] (Plon, Nourrit et C.).
[14] Jean Paul Visse, La presse du Nord et du Pas-de-Calais…, Presses Universitaires du Septentrion, 2004, p. 158-159.
[15] Edouard Drumont, Le Secret de Fourmies, A. Savine, 1892.
[16] Souligné par nous.
[17] Alliance anti-israélite universelle. Ligue nationale anti-sémitique de France, Rapport de l'année..., 1890.
[18] Jean Drault, Drumont, la France juive et La Libre parole, 1935, p. 49 et suiv.
[19] Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenthy, Alain Vaillant, La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse au XXème siècle, Paris, Nouveau Monde, 2012, 1760 p.
[20] Grégoire Kauffmann, Edouard Drumont, Perrin, 2008, p. 278.
[21] LETHÈVE Jacques, La Caricature et la presse sous la IIIe République, Paris, Armand Colin, 1986, 220 p. [1re éd. 1961].
[22] La Jeune Garde, Le Triboulet, Le Pilori, …
[23] Jules Guérin , Les trafiquants de l'antisémitisme : la maison Drumont and C°, F. Juven, 1905.
[24] La Société anonyme de La Libre parole illustrée au capital de 160 000 francs est fondée en août 1893 par Gaston Wiallard. Voir Paris-capital : journal financier, du 23 août 1893.
[25] La Libre parole, 11 juillet 1893.
[26] La semaine des familles, 29/07/1893, p. 287.
[27] Le Livre et l'image, 8/1893, p. 49.
[28] Willette, « Les Juifs et la semaine sainte », Le Courrier français n° 14, 5/4/1885.
[29] Jean-Pierre Bacot, « Panorama de la presse illustrée au XIXe siècle », La Civilisation du journal, op. cit., p. 447 et suiv.
[30] Voir notre article à paraître, « A l’origine de la caricature antisémite en France, le dessinateur Adolphe Willette (1857-1926) ».
[31] Robert Justin Goldstein, Censorship of political caricature in Nineteenth century France,
[32] Neil McWilliam , « Avant-Garde Anti-Modernism : Caricature and Cabaret Culture in Fin-de-Siècle Montmartre », in L’Art de la caricature, sous la direction de Ségolène Le Men, p. 251-271.
[33] Guillaume Doizy, Emery-Chanteclair illustrateur, de la caricature politique à la réclame, entre Paris et l’Aisne, 1894-1914, mémoire de maîtrise sous la direction de Laurence Bertrand-Dorléac, Université de Picardie Jules Verne, Faculté des Arts, 2003 (2t).
[34] La Libre parole illustrée, 29/12/1894.
[35] La Libre parole illustrée, 27/10/1894.
[36] La Libre parole illustrée, 25/7/1896.
[37] Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Nouvelle ed. augmentée, Points Histoire, Seuil, 2014, p. 153.
[38] « Aux manœuvres d’Alsace-Lorraine », La Libre parole illustrée, 2/9/1893.
[39] « Les fils de Lévy », La Libre parole illustrée, 16/9/1893.
[40] « Le nouveau Juif-errant », dessin de Kill, La Libre parole illustrée, 2/12/1893.
[41] « Une existence bien remplie », La Libre parole illustrée, 23/9/1893.
[42] Voir La Libre parole illustrée des 13/01/1894 ; 17/2/1894 ; 28/4/1894 ; 8/9/1894 ; 30/3/1895 ; 6/7/1895 ; « Bulletin maçonnique » dans le numéro du 21/12/1895.
[43] Voir supra.
[44] Un quart de page sur 16 dans le numéro du 9/6/1894.
[45] Jules Guérin, op. cit., p. 58.
[46] Jean Drault, op. cit., p. 131.
[47] Guillaume Doizy et Jean-Luc Jarnier, « Alfred Le Petit à La Patrie : la caricature au quotidien contre le Capitaine Dreyfus (1898-1901) », The Israeli Journal of Humor Research: An International Journal, Issue n°3, juin 2013.
[48] Jean-Claude Gardes Jacky Houdré et Alban Poirier (dir.), « Les revues satiriques françaises », Ridiculosa n°18, 2011.
[49] Pascal Ory, op. cit., p. 41.
[50] André Blum, L'Estampe satirique en France pendant les guerres de religion, essai sur les origines de la caricature politique, Paris, M. Giard et E. Brière, 1916, p. 172.
[51] La publication de La Charge, illustré satirique antirépublicain en 1833 et 1834 ou de quelques autres journaux à caricatures éphémères de droite entre 1848 et 1851, constituent des exceptions qui confirment la règle…
[52] Guillaume Doizy et Jean-Luc Jarnier, « Achille Lemot, dessinateur au Pèlerin entre diable et Christ », ouvrage collectif à paraître chez L'Harmattan.
[53] Lacoste E. (1913). Le P. Vincent de Paul Bailly. Fondateur de la maison de la Bonne presse. Paris : Maison de la Bonne presse, p. 74 : « Ses coups de griffe ne furent-ils pas quelquefois trop acérés ? C'est possible, et qui pourrait s'en étonner dans une œuvre de ce genre, qui pour devenir populaire devait être un peu à l'emporte-pièce. Mais s'il eut des oublis, des coups un peu violents, ils furent rares, et du reste parfaitement justifiés ».
[54] John Grand-Carteret, Contre Rome, Louis Michaud Editeur, 1906, p. 265 et suiv.
[55] Ursula Koch, « Les Images des Juifs dans la presse satirique illustrée et les cartes postales allemandes (1848-1914) » in Marie-Anne Matard-Bonucci (dir.), Antisémythes : l’Image des Juifs entre culture et politique (1848-1939), Paris, Nouveau Monde, 2005, p. 411-412.
[56] Rôle réévalué par Vicki Caron dans « Catholics and the Rhetoric of Antisemitic Violence in fin-de-siècle France », Sites of European antisemitism in the age of mass politics, 1880-1918, Brandesis University Press, 2014, p. 36-60.
[57] Delporte Christian, Images et politique en France au XXe siècle, Paris, Nouveau Monde, 2006.
[58] Guillaume Doizy, « Papillons de propagande : comment défendre ses idées avec des bouts de papier », Gavroche, revue d'histoire populaire n°164, octobre-décembre 2010, p. 10-19.
[59] Antoine de Baecque, La Caricature révolutionnaire, Paris, CNRS, 1989.
[60] Andrei Oisteanu, Les figures du Juif, Editions Non Lieu, 2013.
[61] Claudine Sagaert, « L'utilisation des préjugés esthétiques comme redoutable outil de stigmatisation du Juif », Revue d'anthropologie des connaissances, 2013, Vol. 7, n°4, P. 971-992.