André Devambez à "L'Illustration", l'actualité, au risque de l'imaginaire (PARTIE 1)
Nous publions en quelques " épisodes ", cette étude préparatoire à la conférence donnée par Guillaume Doizy en décembre 2022 au Petit Palais, dans le cadre de l'exposition Devambez. La press...
Nous publions en quelques « épisodes », cette étude préparatoire à la conférence donnée par Guillaume Doizy en décembre 2022 au Petit Palais, dans le cadre de l’exposition Devambez. Ci-dessous, la partie 2 :
Une fenêtre grande ouverte sur le monde
Alors que le Supplément illustré du Petit journal ou du Petit parisien proposent deux grandes illustrations en couleur pour seules images dans chacune de leurs livraisons, L’Illustration s’en tient à la Belle Époque quasiment exclusivement au noir et blanc, mais avec, dans chaque numéro, des dizaines d’images présentant une grande variété de sujets, de taille et également de forme. Depuis des dizaines d’années, L’Illustration s’est faite une spécialité d’envoyer des reporters aux quatre coins du monde pour couvrir les conflit guerriers notamment : il s’agit de reporters photographes présentés comme intrépides et audacieux, d’écrivains, mais également de dessinateurs, comme Sabattier, un des piliers de l’hebdomadaire, qui se rend par exemple à Pékin en 1907 pour quatre semaines, réalisant des centaines de photographies et d’illustrations en noir ou en couleur sur place. Ces images serviront de support à un long récit publié dans six numéros de L’Illustration, sur une durée de plusieurs mois. L’hebdomadaire s’attache également la collaboration de dessinateurs partis s’installer à l’étranger, comme le français Georges Bigot, qui se pose au Japon au début du XXe siècle, adressant régulièrement au journal français des scènes de rue japonaises dessinées.
La revue fait preuve d’une forme d’éthique journalistique en documentant le plus souvent ses images, indiquant le nom du correspondant étranger ou du photographe, évoquant parfois les conditions spéciales qui ont présidées à la réception du document, stipulant régulièrement que telle ou telle illustration a été réalisée « d’après photo », ce qui lui donne bien sûr une forme de légitimité, garantissant au lecteur la présence d’un témoin oculaire, garantie d’authenticité des faits présentés par l’image. L’Illustration ne dissimule pas certaines manipulations : elle peut, par exemple, montrer une photo d’avion à l’envers pour évoquer cette performance d’un aviateur, tout en expliquant, sous le cliché, que ce dernier a été réalisé « normalement », avant le vol, puis retourné. Autre justification, la diffusion d’une illustration montrant la voiture de la Bande à Bonnot dans le capot arrière de laquelle se reflète la silhouette du gendarme à cheval qui les poursuit. La légende explique le raisonnement technique sensé justifier une telle invention visuelle. Car l’illustrateur construit l’événement à travers sa représentation, cherche le point de vue le plus frappant, signifiant et original, multiplie les astuces, « invente » des scènes probables, tout en devant faire preuve de crédibilité.
L’Illustration publie des images de reportages, photographies, dessins, peintures, évoquant des événements historiques, la politique intérieure, la vie des souverains étrangers, les guerres qui éclatent aux quatre coins du monde « civilisé », la colonisation également, sous son jour le plus favorable à l’État français et à son armée. Cette ouverture sur l’ailleurs porte également sur les coutumes locales, la valorisation des paysages, la faune et bien sûr les tenues vestimentaires traditionnelles, ainsi que les humains dans leur grande diversité. Si chaque numéros sensibilise le lecteur à l’actualité de plusieurs pays, au fil des semaines et des mois, L’Illustration nous emporte dans un voyage qui mène d’un pôle à l’autre, de l’Inde à l’Amérique du Nord ou du Sud, sans oublier l’Europe dans toute son étendue géographique ou encore l’Asie et l’Afrique. Le lecteur plonge dans les fonds marins puis se hisse aux sommets des montagnes, en passant par les plaines désertiques de tel ou tel pays lointain, dont le journal précise parfois le temps de transport qui le sépare de la France. L’actualité internationale voisine avec des sujets plus anecdotiques, les théâtres, la vie des personnalités « high life », les sports, la « rue parisienne », les arts, ou encore des faits divers réjouissants ou parfois sordides. Portraits, scènes de genre, paysages, croquis saisissant la gestuelle parlementaire, doubles-pages magnifiant la marine militaire ou les acrobaties périlleuses d’aviateurs intrépides, vignettes en tous genre, portraits en médaillon, s’insèrent dans une palette encore plus large d’instruments iconographiques : cartes et plans, photos du ciel et de la lune, complètent cet ensemble, l’illustration servant parfois de support à une médiation didactique ou scientifique, comme par exemple lorsque le dessinateur qui représente de manière fort réaliste un sous-marin immergé « évide » une partie de la coque, pour donner à voir la structure interne et la vie à bord. Toujours dans une visée didactique, plusieurs clichés ou illustrations d’un même événement peuvent être publiées sur une même double-page pour montrer l’évolution d’un phénomène, un « avant » et un « après », etc.
L’illustration a pour ambition de rapprocher deux termes distants : le lecteur et un pays lointain, le lecteur et le président de la République, le lecteur et le drame qui se joue dans telle ville ravagée par une tornade, le lecteur et telle troupe de théâtre, le lecteur et tout ce dont il n’a pas été lui-même témoin. Le champ est vaste !
Par les mots et plus encore peut-être par l’image, le lecteur peut avoir l’illusion d’approcher l’intimité du monde, de toucher du doigt des univers auxquels il n’accédera jamais. L’image, par sa taille, invite à l’immersion, même si elle manque d’atours : en noir et blanc – L’Illustration publie de rares illustrations en couleur -, sans être animée comme au cinéma, sans le son, l’image fixe impose une distance. Mais par la qualité des moyens d’impression mis en œuvre, elle donne l’illusion d’apporter dans le salon bourgeois de la Belle Époque une tranche de vie d’un ailleurs admiré ou redouté.
A ces images « sérieuses », qui se présentent comme traduisant avec fidélité le réel, s’ajoute un ensemble d’illustrations décoratives ou relevant de l’humour : vignettes hebdomadaires du dessinateur Henriot, à savoir quelques images de taille très restreinte ; contes illustrés par Jean Veber ou Devambez qui convoquent l’imaginaire, caricatures de Sem, chats de Steinlen, compositions décoratives de motifs Art nouveau, etc. Cet ensemble demeure marginal, mais renvoie à un usage des images divertissantes ou satiriques, largement répandu à l’époque. Cette iconographie légère apporte une respiration évidente, un contrepoint qui légitime plus encore peut-être aux yeux du lecteur, les autres types d’images, perçues comme un reflet fidèle du réel. Contrairement à nombre de publications des années 1900, L’Illustration se garde de présenter des corps dénudés, hormis ceux des femmes noires (bustes).
La vérité fabriquée
L’image porte l’information, mais confine au spectacle. Même si L’Illustration affiche sa volonté de saisir l’événement, l’image de la fin du 19e siècle se doit d’être « pittoresque », maître mot de l’époque. Le Dictionnaire de Littré publié en 1874 précise que le pittoresque caractérise la peinture qui « frappe et charme tout à la fois les yeux et l'esprit ». Soucis de la mise en scène, dramaturgie, mais légèreté, sens de l’anecdote et du détail, constituent un savant dosage entre le beau et le vrai.
L’hebdomadaire cherche d’abord à satisfaire le goût de son lectorat pour les belles images, la pratique de l’illustration relevant d’une esthétique académique, l’art se mettant au service d’une médiation entre le réel et le lecteur. Comme aujourd’hui, la mise en image de l’inconnu – géographiquement proche ou lointain -, s’élabore dans le cadre de règles de compositions et de traditions iconographiques ancrées dans les Beaux-Arts, mêlant réalisme et romantisme, dramaturgie et originalité. Le journal choisit ses mises en scène : on décèle en effet dans ses pages un goût évident pour le cérémonial, avec ses cortèges d’illuminations, d’uniformes et de chevaux, fascination pour les ors du pouvoir, pour la puissance (officiels de l’armée, manœuvres militaires, marine, innovations technologiques, puissance animale ou motrice en action, puissance des éléments avec les cataclysmes), les vues inédites de paysages grandioses, l’exotisme omniprésent, et encore les performances en terme de fabrique des images elles-mêmes.
Voilà le portrait du président transmis télégraphiquement, la photo d’un avion au dessus des nuages (le journal explique en légende qu’un appareil photo a été fixé sur une des ailes), ou encore un cliché réalisé à plusieurs milliers de mètres d’altitude, une prouesse inédite, sans parler des vues des cratères de la lune, que découvre le lecteur de 1908 par le biais de photographies pleine pages, en noir et blanc et très nettes.
Le format portrait permet de valoriser les notables, magnifie les souverains ou les représentants du pouvoir ; les formats paysages, par le biais des doubles pages notamment, constituent une fenêtre panoramique sur le monde physique ou permettent des mises en scènes héroïques, forçant les effets de profondeur, de mouvement, de ciels, de lumières et de matières. Et si L’Illustration publie principalement des images léchées dans lesquelles la personnalité du dessinateur se fait discrète, certains dessins (images judiciaires, débats parlementaires) empruntent une graphie qui peut s’avérer plus nerveuse et expressive.
Le journal illustré accorde une place prépondérante aux images. Mais n’est-ce pas là une illusion ? En fait, chaque image est titrée ou légendée, avec des textes, le plus souvent de plusieurs lignes. L’image en soit dit peu de choses sans les mots qui l’accompagnent. Les journaux illustrés de l’époque ont bien compris la nécessité de textualiser les images, l’exigence ne visant pas à la contextualisation qui se voudrait fidèle, mais à la diffusion d’un récit souvent fabuleux, qui donne des clés de compréhension et d’appropriation des protagonistes de l’événement montré, des lieux, des gestes, des expressions faciales, tout en suscitant l’admiration, l’émotion, l’indignation. La famine en Inde (voir ci-dessous) peut côtoyer la grâce d'un danseur. Le "poids des mots, le choc des photos", déjà !
L’image s’efface derrière le sujet, la personne représentée, le lieu évoqué par la légende, etc., ce qui explique pourquoi globalement, le style des illustrateurs demeure peu affirmé. L'image reste un vecteur, pas un objet de contemplation et d’intérêt en soi, sauf lorsque la revue publie de rares illustrations ou photographies affichant des prétentions esthétiques.
Ce rôle premier de l’image est également contesté par l’index que publie l’hebdomadaire en fin d’année, un index thématique qui donne la part belle aux événements historiques et politiques bien sûr, et dans lequel le lecteur retrouve les noms des « collaborateurs » de L’Illustration, avec le titre de leurs articles. Jusqu’au milieu de la Grande Guerre, cette liste omet de mentionner les noms des illustrateurs et des photographes, dont les œuvres constituent pourtant la matière la plus visible du journal. Ce traitement différencié est parfois compensé par quelques annotations dans les pages de l’hebdomadaire, éléments textuels qui valorisent tel ou tel dessinateur ou photographe, mais le phénomène reste rare. Alors que de nombreux titres de la presse satirique diffusent des portraits ou autoportraits de leurs collaborateurs, L’Illustration s’abstient de telles mises en scènes. De toute évidence, la notoriété des écrivains attachés à la revue est incomparablement plus grande que celle des illustrateurs ou des photographes, bien que les images soient systématiquement mises à l’honneur. Alors que l’image dessinée ou photographique s’impose à la Belle Époque, le verbe reste l’étalon dominant.
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