Devambez, l’imaginaire au cœur de l’information
Pour qui connaît un peu son travail, cet environnement d’illustrations et de photographies noir et blanc dites « sérieuses » et centrées sur l’information, semble contredire le goût du peintre pour l’imaginaire, un goût que l’on associe plus facilement au journal Le Rire, auquel Devambez a collaboré à la Belle Époque. Un premier élément relativise cette proximité entre l’artiste et le journal : entre 1900 et 1928 au moins, Devambez fournit généralement entre un et quatre grands dessins par an en moyenne seulement, parfois un dessin en double page, avec une pointe en 1904 et une présence exceptionnelle cette année-là de grands dessins dans sept numéros différents. C’est dire la faiblesse numérique de cette collaboration qui contredit l’idée que Devambez aurait « travaillé activement » pour les « titres à succès » que sont L’Illustration, Le Figaro illustré et Le Rire. Même pour Le Rire, un journal qui semble plus adapté à la verve de Devambez, sa collaboration est limitée à quelques dizaines de dessins sur une décennie. 
Dès 1899 et pour quatre années consécutives, l’artiste s’installe discrètement dans le journal L’Illustration par le biais du divertissement. En toute logique, ses dessins trouvent leur place dans les numéros de Noël que publie l’hebdomadaire au mois de décembre, la revue s’étant spécialisée depuis les années 1860 dans l’édition de ces numéros spéciaux fort luxueux, sans faire beaucoup d’émules dans  la profession. Ces numéros de fin d’années comportent à la Belle Époque nombre de gravures en couleur publiées sur un papier épais gaufré ou couché, nécessitant des mois de travail d’impression et de façonnage. La formule consiste à élaborer un produit combinant littérature (nouvelles, contes) et arts (illustrations soignées, colorées), à destination d’un public aisé bien sûr et familial. La « magie » de Noël doit opérer autour du rêve, du merveilleux, de l’évasion, aux antipodes des affres de l’actualité. 
Devambez trouve naturellement sa place dans de tels projets éditoriaux, pour lesquels il fournit des illustrations de contes. On y retrouve déjà ce goût pour les multitudes, les faces grotesques, les raccourcis visuels fondés sur le choix de points de vue extrêmes, toutes spécificités déjà présentes dans les dessins qu’il réalise en 1898 pour le récit de Zola intitulé « La fête à Coqueville ». Cette année-là, les quelques commentaires publiés dans la presse ne s’extasient pas encore pour le talent spécifique de Devambez. Il faut attendre plusieurs années pour que les observateurs enregistrent et verbalisent cette nouveauté.
Dans L’Illustration, Devambez illustre en 1900 un conte de quatre pages intitulé « Misère et pauvreté », de Jacques Maribert. Comme de juste, l’histoire se déroule en hiver et Devambez campe un village et ses personnages dans la neige. Ses illustrations reproduites en noir et blanc demeurent encore assez sages. Peu de personnages, cadrage en plongée peu accentuée. Le travail de 1902 n’apporte pas de nouveauté et se limite à une page. L’année suivante, le conte s’étale sur quatre pages, les illustrations dominant nettement l’ensemble, le tout étant publié cette fois en couleur sur du papier glacé, ce qui leur donne un éclat particulier. Au texte court répondent trois grandes images dont une pleine page. Devambez se régale d’y détailler les expressions faciales et les tenues vestimentaires d’une foule en délire, jouant sur les raccourcis en donnant au lecteur le sentiment de dominer la scène.

Soudain, l’actualité
Il n’est pas évident de comprendre pourquoi L’Illustration choisit en 1904 d’extirper Devambez de cet univers merveilleux des contes de Noël pour le confronter au réel et à l’actualité. Cette migration s’opère dans un élan radical, puisque la revue publie entre avril et octobre sept œuvres grand format portant toutes sur la guerre russo-japonaise, l’événement international majeur de cette année-là. « Les japonais en Corée » ; « Les horreurs de la guerre » ; « Sur le Yalou. À l'assaut des positions russes » ; « La guerre russo-japonaise - Les bataillons... » ; « Anéantissement d'une colonne japonaise à Port-Arthur » ; « La défense de Port-Arthur » ; « En retraite sur le Cha-Ho », tels sont les titres de cette incroyable série reproduite en noir et blanc mais travaillée à l'aquarelle. Chaque dessin est présenté comme étant une « composition originale » de l’artiste. Certains sont accompagnés d’extraits de récits envoyés au journal par des correspondants sur place, ou encore des extraits de dépêches. Ces dessins voisinent bien sûr d’autres illustrations sur le sujet et parfois des photographie, leur originalité apparaissant d’autant plus frappante. Devambez systématise le point de vue en hauteur, multiplie les personnages en donnant à ses mises en scène une tonalité grouillante. Les soldats sont dans L'Illustration a contrario, représentés par les photographies ou les illustrateurs de plein pied et relativement proches, ce qui permet de détailler leurs uniformes et les caractéristiques physionomiques dont l’époque est friande. 
Le détail importe peu chez Devambez, c’est le mouvement de troupe qui compte, l’ancrage de cette masse humaine dans un environnement géographique désertique, montagnard, abrupte et hostile. Dans le dessin de couverture qui paraît le 11 juin 1904, Devambez combine deux dimensions essentielles : le premier plan qui permet de caractériser la souffrance des soldats par le travail des visages, et l’arrière plan dans lequel se perdent des silhouettes grouillantes totalement déshumanisées.


Si le détail au sens naturaliste fait défaut, l’artiste n’en oublie pas moins des notations particulièrement signifiantes : les uniformes visent à caractériser la nationalité des soldats, tandis que l’état des tenues vestimentaires, du matériel ou encore les postures, traduisent la violence du conflit. La guerre dépeinte ici n’est pas teintée d’hémoglobine, elle est mouvement, enchevêtrement de corps, paysages arides dans lesquels les silhouettes se fondent et disparaissent. L’ensemble conserve une certaine propreté, Devambez ne cherche pas les effets d’explosions, ne démembre qu’exceptionnellement les cadavres. Par rapport aux autres images sur le sujet publiées par L’Illustration, les compositions de Devambez tranchent nettement. Illustrateurs et photographes se focalisent sur les soldats, les présentent au repos ou au contraire dans des charges inspirées de la peinture d’histoire. L’illustrateur peut prendre de la hauteur et s’intéresser à des vues d’ensemble, mais le point de vue se veut toujours documentaire, l’ensemble permettant de saisir les enjeux de stratégie, de positionnement des troupes, de préparation et d’utilisation du matériel. 
Rien de tout cela chez Devambez. Ses scènes de guerre se caractérisent par des effets plastiques qui empruntent à une peinture épurée, intégrant l’image dans un processus de lecture centré sur l’esthétisme, mais une peinture qui, par sa quête de simplification, apporte une tonalité naïve et « pittoresque » assez déroutante par rapport au sujet. 
On n’y décèle ni gravité, ni notations documentaires, bien que les premières scènes de Devambez paraissent dès le début du conflit. Il ne s’agit pas de documents proposés a posteriori, une récapitulation légère une fois les tensions apaisées. Les scènes de l’artiste constituent une nouveauté dans le traitement de l’actualité, loin de toute héroïsation ou dramatisation traditionnelle. Certaines seront exposées l’année suivante au Salon des artistes indépendants.
La récurrence de ces planches si spécifiques, leur grande taille et même la position en couverture, témoignent de l’importance donnée par L’Illustration à ces compositions, à cette médiation spécifique et décalée de l’actualité guerrière. Il se pourrait néanmoins que les dirigeants de la revue aient perçu la difficulté posée par leur tonalité particulière. Un court texte accompagnant la seconde planche publiée, semble répondre en substance à cette interrogation : comment légitimer les planches de Devambez dans une revue centrée sur l’actualité et le reportage ?

Un besoin de légitimation
La planche en question paraît le 23 avril 1904 sous le titre « Les horreurs de la guerre ». Devambez propose un cadrage serré en plongée d'une scène de destruction et d’incendie d'un navire de guerre en train de couler et que des survivants tentent de fuir. Diagonale dominante, volutes de fumée, coulures, la masse métallique constitue le sujet principal et distille peu d’informations sur le type de navire visé, hormis la présence d’un canon auquel s’agrippent désespérément des matelots. Exceptionnellement, Devambez ne se prive pas de notations macabres : bras ou jambes sectionnées projetées loin de leur propriétaire, coulures sombres qui évoquent le sang, corps dépourvus de jambes. 
Le dessin est accompagné du récit d’un officier présent sur le bâtiment lors du naufrage, un texte extrait du journal Le Matin. À cette combinaison habituelle permettant au lecteur de s’approprier le récit des événements et de mieux comprendre l’image qui lui est proposée, L’Illustration ajoute un autre texte tout à fait inattendu : « C'est d'après ce récit et d'autres témoignages recueillis auprès des survivants de Tchemoulpo [port où s’est déroulé cet affrontement naval] que le peintre André Devambez, Grand Prix de Rome, a composé minutieusement le dessin que nous n'hésitons pas à reproduire. Il est plein de détails terribles, plein d'horreurs de cauchemar : IL EST VRAI. Un témoin, un des héros que l'Australien a conduits en France, a longuement regardé notre gravure et l'a jugée d'un mot : "JE RECONNAIS...". Le grand artiste russe Vassili Verestchaguine, mort sur le Petropavlovsk,, était allé en Mandchourie avec le projet d'en rapporter une série de tableaux sur les « Horreurs de la guerre » : il n'aurait pas manqué de peindre ce pont du Varyag ».
La légitimation opère sur plusieurs niveaux. La référence académique pose Devambez comme un artiste reconnu et on ne peut plus sérieux et légitime ; l’illustrateur s’est nourri de « témoignages recueillis auprès des survivants » dont l’origine demeure bien mystérieuse, la formulation laissant entendre que le peintre jouirait d’une forme de proximité avec le sujet ; enfin, deux sommités valident la réalisation de Devambez : un témoin oculaire sur lequel le journal reste là encore très évasif et enfin un artiste mort qui aurait certainement réalisé lui-même la composition s’il avait survécu. 
Ce chef d’œuvre d’équilibrisme en dit long sur le trouble que ces images sont censées susciter chez le lecteur, la rédaction de L’Illustration témoignant d’une forme de prudence dans cet usage inédit. Les compositions de Devambez fascinent, elles relèvent de toute évidence du fameux « pittoresque » qui donne une densité aux images dont manquent en général les photographies de l’époque. Mais l’absence de dramaturgie héritée des peintres pompiers, cet équilibre entre classicisme et romantisme que contredit une légère tendance au grotesque, demeure problématique, ce qui explique peut-être pourquoi la revue ne publiera aucune autre série « guerrière » de l’artiste.

Guillaume Doizy

Tag(s) : #Dessinateurs Caricaturistes, #Analyses sur la caricature
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