Vallotton (1865-1925), Le Cri de Paris, 1/10/1899.


Le 9 septembre 1899, la nouvelle résonne comme un coup de tonnerre dans le camp des dreyfusards et au-delà des frontières du pays : à l’issue de son procès de révision, le capitaine Alfred Dreyfus est de nouveau condamné pour trahison avec « circonstances atténuantes ».  Sur les sept juges siégeant au Conseil de guerre de Rennes, deux, dont le président, se sont prononcés pour l’acquittement. La peine est de dix ans de détention.

L’affaire Dreyfus est souvent assimilée à un orage. Il n’est pas faux de le faire, considérant la formidable poussée de passions, engendrée au cours des années 1898 et 1899 et dont l’article de Zola titré « J’Accuse … ! » publié dans L’Aurore du 13 janvier 1898, donne le coup d’envoi. Les passions sont à la fois populaires, touchant l’ouvrier, l’homme des champs, le commerçant ou le bas clergé et mettent en mouvements les strates plus « élevées » de la société. Hommes de lois, militaires de l’état-major, gouvernants, sont au premier chef concernés et s’impliquent. Les Intellectuels – qualificatif péjoratif dans un premier temps, recouvrant les dreyfusards – sont en première ligne, signent des pétitions, des brochures ou des livres. Ils organisent des réunions publiques. Leurs opposants font de même. Il est coutume de dire que la France fut coupée en deux, entre dreyfusards et antidreyfusards. Le propos est abusif si on tient compte qu’il y eut une autre France, indifférente à l’Affaire et certainement majoritaire. Pour sa part, Félix Vallotton (1865-1925), peintre, dessinateur et graveur, ne fut ni indifférent, ni tiède. Il prit clairement position pour le capitaine déchu. Il signa, par exemple, une contribution pour le recueil de douze lithographies intitulé « Hommage des artistes à Picquart », publié en janvier 1899 (1). Il y représente Godefroy Cavaignac, ministre de la Guerre de novembre 1895 à avril 1896 puis de  juin à septembre 1898. Ce dernier est réveillé la nuit, assis sur son lit, en proie à un appel de sa conscience. « Il est innocent » indique la légende.

 

Après la nouvelle condamnation à dix ans de détention, le président de la République, Emile Loubet, dans un souci d’apaisement, gracie Dreyfus le 19 septembre. En échange, Dreyfus a dû retirer son pourvoi en révision (2). Dans « Cinq années de ma vie » (3), Alfred Dreyfus précise : « Je consentis donc à retirer mon pourvoi, mais en spécifiant bien nettement mon intention, absolue, irréductible, de poursuivre la révision légale du verdict de Rennes. »

 

Alfred Dreyfus passe ses premiers jours de liberté à Carpentras, chez les époux Valabrègue (sa sœur et son beau-frère) avec Lucie, sa femme, et ses deux enfants, Jeanne et Pierre, âgés respectivement de six ans et huit ans. Une vue prise le 7 septembre par le photographe Gerschel et publiée à la « une » de La Vie illustrée du 6 octobre, le montre avec ses deux enfants. Plusieurs autres photographies sont présentes. Le 1er octobre, Le Cri de Paris illustre sa couverture de ce dessin à l’encre de chine signé Vallotton, dont le rendu évoque le style des bois gravés. Cette revue de seize pages, fondée par Alexandre Natanson (4) le 31 janvier 1897, apparaît comme un organe de presse de combat pour la cause dreyfusarde. Hermann-Paul, qui participe également au Sifflet y publie de nombreux dessins incisifs, en couverture et en pages intérieures.                      

C’est au cours de ses premiers jours de liberté que l’ex-capitaine raconte à ses enfants son long calvaire depuis son arrestation le 15 octobre 1894, en s’aidant pour cela de l’affichette « Histoire d’un innocent » en seize vignettes, publiée chez Stock en 1898. La dernière vignette le montre ayant recouvré son honneur, lavé de l’infamante accusation et recevant une décoration militaire, ce qui ne viendra qu’en 1906.


CC_77678.jpg

La Vie illustrée, 6/10/1899.

 

Venons-en au dessin de Vallotton. La mise d’Alfred Dreyfus, constituée d’un complet noir, est soignée. Le garçonnet, vêtu d’une culotte courte, également noire, se fond visuellement, en partie, dans la silhouette de son père. Entre les noirs et les blancs, Vallotton joue sur les associations, interpénétrations et dissociations formelles, très présentes dans son œuvre graphique – dessinée et gravée (5) – et picturale, ce qui, pour ce dessin, marque une forme de proximité entre l’enfant et son père. Les mains de Dreyfus, et plus particulièrement la droite, que Vallotton s’emploie à rendre longues et noueuses traduisent les tourments de l’âme d’un homme à la santé ruinée, dont les presque cinq années de détention ont laissé une empreinte psychologique presque ineffable. Mais, la représentation de cette main vient peut être traduire ce que le dessinateur aura lu dans la presse sur l’état de santé de l’ancien déporté. Le rapport du docteur Pozzi publié dans Le Siècle du 13 septembre dresse le constat suivant : « il est maigre, hâve, il a les muscles atrophiés, surtout ceux du bras gauche, qui semble suspendu à l’épaule par des ficelles, comme celui d’un pantin. […] Dreyfus est un homme fini. Il a trente-neuf ans, et il en paraît soixante. Il ne renaîtra jamais complètement à la vie.» Sur l’image de Gerschel, pour qui sait voir ou qui veut bien voir, ces altérations physiques se perçoivent davantage qu’elles ne s’imposent comme une évidence. Pour en revenir à Vallotton, son dessin porte cette légende : « Père, une histoire !  »

La fillette, quant à elle, plus jeune et moins apte à la compréhension, se détache en petite masse blanche, pure. Jeanne, étant de dos, seul Pierre, son grand frère, par son regard, marque une tristesse. Vallotton a choisit, pour leur père, d’à peine indiquer les traits de son visage tels la base du nez, les moustaches et la bouche. Les yeux, quant-à-eux, ne sont pas esquissés. Il est probable que, symboliquement, pour marquer le respect et le droit à l’intimité dans les replis de l’âme, Vallotton aura fait ce choix graphique. Il dessine les seuls lorgnons, qui, très incurvés vers le bas, marquent lassitude et tristesse. La tête est légèrement inclinée et penchée vers les enfants. La ligne verticale, à gauche de la tête, accentue la perception de l’inclinaison. Dans une gestuelle toute enfantine, le petit garçon replie sa jambe droite et le pied reste suspendu en l’air, ce qui vient rompre le statisme voulu de l’image. On trouve chez Vallotton de nombreuses compositions où les personnages sont figurés aux abords du cadre, dans un espace contraint. Ils sont parfois tronqués, particularité graphique et picturale que l’on retrouve chez certains Nabis, dont a fait partie Vallotton. Dans l’œuvre en question, les personnages sont simplement centrés.

La lassitude de Dreyfus fut, on s’en doute, bien réelle. En 1936, son fils Pierre publie ses souvenirs : « Je vois encore nettement notre arrivée et maman nous accueillant, ayant auprès d’elle un monsieur aux cheveux presque blancs, le visage ravagé, l’air très las, les vêtements flottant sur son corps amaigri, mais qui nous regardait avec une telle émotion que nous lui rendîmes ses baisers et l’acceptâmes de suite pour notre papa. (6) »

Cette œuvre, éminemment favorable à Dreyfus et respectueuse pour l’homme, n’est bien sûr pas une caricature selon l’acception qui place souvent le dessin de presse comme un support ouvert à la mise en situation dépréciative de l’adversaire. Ce n’est pas non plus directement une charge  qui viserait une personnalité ou une institution.

C’est en creux qu’il faut voir dans le portrait de Dreyfus et ses enfants une charge, à la fois contre l’injustice et contre les bruits, les colères et les excès d’une communauté antidreyfusarde dont certains des membres furent, dans la perspective d’une révision, d’une grande sévérité dans leur condamnation de Dreyfus.

On doit à Vallotton, anarchiste, tel un Sébastien Faure, fondateur de l’organe de presse Le Libertaire, d’avoir su être parmi les premiers, chez les anarchistes, à surmonter sa naturelle réticence vis-à-vis de la cause de Dreyfus, lequel, en sa qualité de bourgeois et de militaire, ne pouvait, a priori, lui inspirer aucune sympathie particulière.

 

Ce dessin de Vallotton, intimiste, se place également en contrepoint des dessins antidreyfusards pour la plupart très violents dans leurs attaques. « Plus fait douceur que violence » dit l’adage. Il est cependant peu probable que Vallotton ait fait de cet adage un  précepte guidant sa main bien qu’il faille considérer que, de façon générale, ses dessins, dans Le Cri de Paris, offrent davantage de tempérance qu’un Hermann-Paul plus réactif au flux événementiel et plus mordant. Citons cependant, deux charges ad hominem, signées Vallotton dont une contre François Coppée (15 janvier 1899) et une contre le général Mercier (le 17 septembre 1899). Les images de Vallotton gardent un siècle plus tard, pour certaines, une force en raison d’une plus grande immédiateté de lecture. Elles s’exonérèrent, pour un premier niveau de lecture, d’un recours à la chronologie factuelle de l’Affaire.  

 

Avec le recul du temps, Alfred Dreyfus apparaît à la plupart des historiens actuels comme un patriote, stoïque dans son martyre, n’ayant pas renié l’armée. Lors de son procès de révision, à Rennes, ses protestations d’innocence manquèrent de flamme, restèrent sans timbre et ne jouèrent pas pour lui, mais on ne peut oublier les seules qu’il ait dûment publiquement clamées dans la cour de l’École militaire lors de sa dégradation en 1895. Il n’en reste pas moins que la réserve naturelle de Dreyfus le laissa paraître atone, ce que d’aucuns traduisent comme de la froideur, voire de l’insensibilité et pouvait le rendre antipathique. Il faut rappeler une vérité : Alfred Dreyfus, détenu, resta plus de 1500 jours sans pouvoir converser avec quiconque. Aussi, on ne s’étonnera pas que sa voix soit quelquefois mal posée, sans timbre et disgracieuse. Dreyfus aura pendant ces longues années eu pour seules sources de contact et d’espoir les si nombreuses lettres qu’il adressa à Lucie depuis l’île du Diable et celles adressées au président de la République ou au général de Boisdeffre dans lesquelles il clamait son innocence. Il semble que le dessin de Vallotton rende à cet homme qui fut pudique et secret la légitimité de l’être. Nous l’avons vu, Alfred Dreyfus n’était pas homme à se prêter naturellement aux démonstrations publiques, il n’en resta pas moins un acteur courageux, actif, tenace et finalement efficace pour la défense de sa cause. La glose souvent intempestive et parfois malveillante qui prétend que cet homme fut presque étranger à son destin, complètement dépassé par l’Affaire qui prit son nom, « une marionnette de zinc » pour reprendre le mot de Dominique Jamet (8) est disqualifiée par la réalité qu’ont su dépeindre, ces derniers temps, Vincent Duclert et Philippe Oriol pour ne citer qu’eux (9). Si nous regardons une nouvelle fois le dessin de Vallotton, cette « marionnette » s’efface sous le trait de l’artiste qui a su insuffler l‘image d’un homme paternel et bienveillant pour ses enfants.

 

La réception d’un dessin est propre à chacun. Celui de Vallotton peut aussi être rapproché de cet écrit de François Mauriac où se tient encore, pour bon nombre, une part de vérité : « L’affaire Dreyfus est une tragédie dont le héros est resté inconnu. Alfred Dreyfus demeure neutre d’aspect aux heures les plus atroces de son destin. Il ressemble à un cheval de corrida, sans cri et sans regard, dont les entrailles pendent. Il ne sait crier et il ne veut pas crier. » Enfin, pour conclure, le dessin de Vallotton peut s’apprécier avec le regard suivant, dont l’artiste lui-même a semble t-il voulu promouvoir l’idée ; à l’heure où Alfred Dreyfus quitte la scène publique et l’enfer de son procès de révision, rendons lui hommage et laissons le, paisiblement, renouer enfin avec sa vie d’époux et de père.

 

Jean-Luc Jarnier, décembre 2011

 

 

NOTES

 

(1) Hommage des artistes à Picquart, Paris, Société libre d’édition des gens de lettres, 1899.

(2) Le Conseil de révision, siégeant à Partis, était la seule instance militaire pouvant être saisie.  Elle n’avait  pas la vocation de statuer sur le fond de l’affaire qui lui était soumise.

(3) DREYFUS Alfred, Cinq années de ma vie, Paris, Eugène Fasquelle, 1901, rééd.  Paris, La Découverte  2006, p. 219.

(4) Alexandre Natanson fut également avec ses deux frères, Thadée et Louis-Alfred, fondateur de La Revue blanche pour une première livraison en octobre 1891 (fin de parution en 1903).  Parmi les artistes plasticiens, Vallotton  est un des contributeurs les plus actifs de la revue. Entre 1892 et 1902, il livre plus de quatre cents portraits à l’encre de chine, en noir et blanc.

Pour l’œuvre gravée, voir :

(5) GOERG Charles, VALLOTTON Maxime, Félix Vallotton : catalogue raisonné de l’œuvre gravée et lithographiée, Genève, Editions du Boivent, 1972.

MOREL Jean-Paul, Vallotton dessinateur de presse et graveur, Lausanne, Favre, 2002.

(6) DREYFUS Pierre, Alfred Dreyfus, souvenirs et correspondance publiées par son fils, Paris, Grasset, 1936.

(7) Voir BOURRELIER Paul-Henri, L’engagement des intellectuels et les dessins du Cri de Paris, in Catalogue d’exposition 1894-1905…de Montmartre à la Madeleine… La Revue blanche et le Cri de Paris. Vallotton, Hermann-Paul, Cappiello…, Catalogue d’exposition, Eglise de la Madeleine à Paris, octobre 2007.

 Voir Egalement BOURRELIER Paul-Henri, La Revue blanche, une génération dans l’engagement, 1890-1905,  Paris, Fayard, pp. 576-601 pour le chapitre sur Le Cri de Paris.

(8) Terme employé par Dominique Jamet dans Le Figaro du 15 février 1972.

(9) DUCLERT Vincent, Alfred Dreyfus, l’honneur d’un patriote, Paris Fayard, 2006 et ORIOL Philippe, L’histoire de l’affaire Dreyfus. L’affaire du capitaine Dreyfus – 1894-1897, tome 1, Paris, Stock, 2008.

 

Tag(s) : #Arrêt sur image
Partager cet article
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :