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Amour et érotisme
Inside Marriage paru en 1960, est le premier livre de cartoons qui traite du sujet des relations amoureuses et du mariage : à première vue, les dessins en donnent une version
humoristique, presque inoffensive. Mais d'un coup de griffe, Tomi Ungerer introduit le doute en comparant le mariage à un supplice : les mariés montent à l'échafaud, l'époux porte l'épouse, non
vers le lit nuptial, mais dans une chambre de torture dont sont minutieusement inventoriés les instruments. Ici, l'homme et la femme vivent un rapport de forces dans lequel aucun des
protagonistes n'est privilégié. En revanche, dans The Underground Sketchbook puis Adam und Eva, la femme s'est transformée en un monstre dominateur et castrateur, et l'homme, en
victime. Pourtant, malgré ces relations conflictuelles, et sans doute grâce à elles, la communication au sein du couple existe encore. Des dessins de Fornicon en revanche, elle est
bannie, même par le biais de la sexualité. Les corps ne sont plus en contact direct les uns avec les autres, ce sont les machines qui jouent le rôle d'intermédiaire pour provoquer ce qui doit
être du plaisir. En prenant pour modèles de ses dessins, des éléments désarticulés de Barbies Doll qu'il a ré-assemblés en montages, Tomi Ungerer a montré avec une violence que renforce
l'utilisation d'un fin trait à l'encre noir, que l'érotisme est devenu un enfer. Dans ses visions sado-masochistes de Totempole et de Schutzengel der Hölle, la présence de
l'homme est en revanche totalement occultée et la femme désormais se retrouve seule. L'austérité des dessins réalisés au crayon est accentuée par le contraste de la représentation
d'accessoires noirs avec la blancheur des corps féminins. Ce côté presque monacal serait-il l'expression du puritanisme de origines protestantes de Tomi Ungerer ?
Sa vision n’est cependant pas toujours aussi noire. En effet, le côté rabelaisien de l'érotisme est exprimé dans certaines séries de dessins comme Hopp, hopp, hopp, une première version érotique
du Grosse Liederbuch. Dans celles des Kamasutra der Frösche (Les Grenouillades) ou de Die Erzählungen für Erwachsene, le dessinateur a introduit cette fois la couleur,
porteuse d’une truculente joie de vivre.
Société
Dans les cartoons de Der
Herzinfarkt, Tomi Ungerer s'attaque d'abord au système de rendement américain dans le monde des affaires. Son sujet d'observation privilégié est le « businessman » de New York, qu'il montre
dans sa course à la réussite et à l'argent, et en proie au stress et à l'angoisse. En véritable entomologiste, il crée une nouvelle espèce, nommée « l'homo businiensis », qui doit obéir aux
règles d'un jeu impitoyable.
Dessin de Tomi Ungerer, reproduit dans The underground sketchbook, 1982, © Diogenes Verlag AG
Zürich.
La critique de la société se déchaîne dans les dessins de The Party : elle est d'autant plus violente qu'elle est restreinte à un microcosme, une soirée mondaine de la high-society
new-yorkaise. Tomi Ungerer a en effet été souvent confronté au milieu de l'édition, de la presse et de la publicité. Il joue ici le rôle de Candide et recrée un univers fantasmagorique, un zoo
étrange, dont les habitants sont des monstres à têtes de pieuvres et de rapaces et munis de bras tentaculaires. Comme son prédécesseur Daumier, il lui faut exagérer la réalité pour en extraire la
vérité dans toute sa cruauté.
Si The Party est un règlement de comptes entre Tomi Ungerer et New York, cette ville qu'il aime et déteste à la fois, Babylon, en revanche, est un réquisitoire sur la décadence de la
société contemporaine. L'écroulement des valeurs sociales traditionnelles, familiales essentiellement, constitue l’une de ses cibles. Il en rejette la responsabilité sur la femme, qu'il juge trop
impliquée dans la vie professionnelle et qui néglige selon lui, l'éducation des enfants (12). Par ailleurs, il analyse les méfaits de l'industrialisation que représentent l'exploitation et le
chômage. Dans un monde où tout part en déliquescence, et où la religion elle-même exploite les gens, la drogue et les media sont seuls refuges possibles et prennent le pouvoir. A la fin du
livre, le dessin intitulé « Prinzip Hoffnung » (Principe de l’espoir) (13), où un petit garçon arrose un fil de fer barbelé, résume toute la philosophie du désespoir de Babylon.
Politique
Tomi Ungerer s'était déjà essayé, dans sa jeunesse, à la critique politique, ce dont témoignent ses dessins, pleins de spontanéité, de l’époque, sur la guerre et le nazisme, deux événements de
l’Histoire qui l'ont touché de près.
Ce sont l'actualité de la scène politique américaine des années soixante et son contexte de critique très virulente qui vont jouer réellement le rôle de catalyseur. Il s'est essentiellement
attaché à dénoncer le militarisme, l'impérialisme et le racisme aux Etats-Unis, de grandes causes qu'il continuera par la suite de combattre sans relâche. Son engagement se caractérise avant tout
par le pragmatisme et par le septicisme, ce qu’il appelle sa Realpolitik. Les principaux acteurs de la vie politique américaine, et notamment les présidents Nixon et Johnson, ont bien sûr été
l’objet de ses attaques : pour mieux les tourner en dérision, il a utilisé le procédé, qui est demeuré rare dans le reste de son œuvre, du portrait-charge. Leur politique intérieure, qui a
mis en cause les valeurs traditionnelles de liberté et de démocratie républicaines, a été violemment critiquée dans des illustrations de presse où il égratigne les symboles incontournables du
pays que sont la Statue de la Liberté et l'Oncle Sam. La question du ségrégationnisme racial est exposée dans une de ses affiches les plus célèbres réalisée en 1967, Black Power/White Power, mais
à sa manière, en montrant l'attitude extrémiste des deux camps qui les empêche de lui trouver une solution. Dans le domaine de la politique extérieure des Etats-Unis, la guerre du Vietnam, dont
l'inutilité l’a particulièrment révolté, est le sujet d'une série d'affiches qui lui fut commandée en 1967 par l'Université de Columbia. Parmi les plus connues, Eat, Give, Kiss For Peace,
ont été conçues sur un mode si provocateur qu'elles furent refusées. La politique des années soixante fut également marquée par la guerre froide : dans ses projets d'affiches pour le film de
Stanley Kubrick, Dr Strangelove, Tomi Ungerer s'est fait l'écho de la peur du peuple américain d'un conflit atomique.
Tomi Ungerer Zeraldas Riese, 1970, © Diogenes Verlag AG Zürich.
Par-delà les problèmes de la politique américaine, le thème de l'antimilitarisme est d'ailleurs resté une constante dans son œuvre. Il en dépeint par exemple les horreurs dans une série de
dessins inédits de Rigor Mortis. Ses visions de cauchemar sont alors proches de celles de Jacques Callot dans les Grandes Misères de la Guerre, ou de Goya dans Les Désastres de la Guerre. Les
thèmes de la dernière guerre et du nazisme, dont il craint la renaissance, réapparaissent également dans Babylon. En 1972, avec la réalisation pour le SPD des affiches de la campagne électorale
de Willy Brandt (14), se développe aussi l'intérêt de Tomi Ungerer pour la politique de l'Allemagne.
L'évocation des grands thèmes de sa critique politique resterait incomplète si l'on omettait de citer son engagement pour la défense de l'environnement et contre la pollution. Les dessins
apocalyptiques du Tomi Ungerer's Schwarzbuch en 1984 montrent la dégradation de notre contexte de vie et la permanence du danger nucléaire.
Quelques échos graphiques et plastiques
Tomi Ungerer cite souvent, en reconnaissant sa dette envers eux, les grands maîtres du dessin et de la peinture (15). De cette énumération qui semble éclectique, se dégagent cependant certains
axes. Son appartenance, en tant qu'alsacien, à une double culture, qui mêle dans son creuset les contextes artistiques germanique et français, apparaît tout d’abord prédominante. En effet, très
jeune, il eut l'occasion de découvrir dans la bibliothèque paternelle, les gravures de J.I. Grandville, d'Honoré Daumier et de L'Assiette au Beurre, à côté de celles de Rodolphe Töpffer, de
Wilhelm Busch et du Simplicissimus. Du strasbourgeois Gustave Doré il feuilletait Les Fables de la Fontaine, de Hansi, dont il a critiqué plus tard les idées chauvinistes, il a gardé la vision
d'une Alsace pleine de fraîcheur. Dans le contexte culturel rhénan, il s'est souvenu de Hiéronymus Bosch, Dürer, Schongauer, Holbein, et surtout de Grünewald.
Son goût naturel pour la dérision et l'absurde l'a attiré ensuite vers les dadaïstes et les surréalistes, comme en témoigne ces esquisses de jeunesse dans lesquelles il a étudié la sculpture
d'André Breton, "L'esprit de notre temps" (16). Certaines de leurs techniques, notamment les collages et les photomontages, lui conviennent par leur créativité.
Affiche, 1989.
Dans le monde anglo-saxon, c'est le nonsense et l'esprit caustique des dessinateurs attitrés du New Yorker, Saul Steinberg, James Thurber, Chas Addams, Ralph Barton, Peter Arno, qui ont poussé
Tomi Ungerer au genre du cartoon. Cette revue hebdomadaire américaine, fondée en 1925, avait en effet développé une formule novatrice, qui privilégiait des dessins de qualité.
Fils de l'expressionnisme, il trouve des résonances chez Georg Grosz et Otto Dix qui ont exercé, comme lui, une satire féroce sur leurs contemporains et sur la guerre. Du même esprit relèvent les
« Danses macabres » (« Los Calaveras ») de José Guadalupe Posada, un dessinateur et graveur mexicain du 19e siècle, auquel il a rendu hommage dans l'un des dessins inédits de Rigor Mortis
(17).
Par son sens de l'observation et la sobriété de son trait, par son goût de l'absurde et de la dérision, qui sont des composantes essentielles de son oeuvre, Tomi Ungerer s'inscrit en droite ligne
de ses prédécesseurs du dessin satirique comme Daumier, Hogarth, Busch. Ses contemporains trouvent dans son oeuvre l'écho de leurs préoccupations, car l'angoisse est le moteur de sa création, et
le désespoir sa philosophie. Sa vision du monde, quoique cruelle, reste cependant sans haine, car elle relève d'une notion de tabula rasa, en nous faisant assister à la mort de tous les types de
relations humaines.
©Thérèse Willer, 2007
Conservatrice du Musée Tomi Ungerer, Centre international de l’Illustration, aux Musées de Strasbourg.
Toutes les œuvres citées font partie de la Collection Tomi Ungerer des Musées de Strasbourg.
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Bibliographie sélective
Catalogues d'expositions
American Posters of Protest 1966-70, New School Art Center, New York, 1971.
Karikaturen-Karikaturen?, Kunsthaus Zürich, Zurich, 1972.
Tomi Ungerer, Musée d'Art Moderne, Strasbourg, 1975.
Bizarr, Grotesk, Monströs, Karikaturen der Zeitgenossen, Kestner-Gesellschaft Hannover, Hanovre, 1978.
Tomi Ungerer, Musée des Arts Décoratifs, Paris, 1981.
Cartoons, Wilhelm-Busch-Museum, Hanovre, 1982.
Bild als Waffe, Mittel und Motive der Karikatur in fünf Jahrhunderten, Wilhelm-Busch-Museum Hannover, Hanovre, 1984.
Sammlung Karikaturen & Cartoons Basel, Christoph Merian Verlag, Bâle, 1985.
33Spective, Centre d'action culturelle "Les Plateaux", Angoulême, 1990.
Karikatur & Satire, Fünf Jahrhunderte Zeitkritik, Kunsthalle der Hypo-Stiftung, Munich, 1992.
Jouets Mécaniques Métalliques, Catalogue de l'exposition « Les jouets s'amusent », Musée Historique, Strasbourg, 1993.
Ouvrages
Cartoon 62, Ein Diogenes Tabu, Diogenes Verlag, Zurich, 1961.
Deschner Karl-Heinz, Woran ich glaube, Gütersloher Verlagshaus Gerd Mohn, Gütersloh, 1990.
Grandville Jean-Ignace-Isidore, Vie privée et publique des Animaux, Editions Hetzel, Paris, 1867.
Karrer-Kharberg, Wer zeichnet wie?, Diogenes Verlag, Zurich, 1963.
Osterwalder Marcus, Dictionnaire des illustrateurs 1800-1914, Editions Hubschmid et Bouret, Paris, 1983.
Bornemann Bernd, Roy Claude, Searle Ronald, La Caricature, art et manifeste, Editions d'Art Albert Skira, Genève, 1974.
Ferro Marc, Klein Georges, Ungerer Tomi Tyl Pierre-Marie, , Le grand livre de l'oncle Hansi, Editions Herscher, Paris, 1982.
Articles
Gasser Manuel, "Tomi Ungerer", dans Graphis, 1965 n° 120, pp. 274-289.
Jongue Serge, "Le réalisme hallucinatoire de Tomi Ungerer", dans La vie des Arts, Hiver 1981-1982 n°104, pp. 42-44.
Lanes Selma, "Pecks' bad boy of Art" dans N.Y. Times Magazine, Mai 1981.
Stumm Reinhard, "Tomi Ungerer- Versuch eines Porträts", dans Basler Nachrichten, 31 Mars 1973.
Ungerer Tomi , “The Kentucky Derby", dans Sports Illustrated, 7 Mai 1962, pp. 36-42.
Livres de Tomi Ungerer cités
Inside Marriage, New York, Grove Press, 1960
Tomi Ungerer’s Weltschmerz, Diogenes Verlag, Zurich, 1961
Fornicon, Editions Jean-Claude Simoën, Paris, 1978
Adam und Eva, Diogenes Verlag, Zurich, 1974
Hopp, hopp, hopp, édition privée, Cologne, 1975
Das grosse Liederbuch, Diogenes Verlag, Zurich, 1975
Totempole, Diogenes Verlag, Zurich, 1976
Babylone, Arthur Hubschmidt éditeur, Paris, 1979
Les Mellops font de l’avion, Lutin poche de l’école des loisirs, Paris, 1979
Symptomatics, Diogenes Verlag, Zurich, 1982
Rigor Mortis, Diogenes Verlag, Zurich, 1983
Slow Agony, Diogenes Verlag, Zurich, 1983
Femme fatale, sous le pseudonyme de Roberto Trulli, Diogenes Verlag, Zurich, 1984
Tomi Ungerer’s Schwarzbuch, Gruner und Jahr AG&CO, Hambourg, 1984
Les Grenouillades, Herscher, Paris, 1985
Warteraum, Diogenes Verlag, Zurich, 1985
Schutzengel der Hölle, Diogenes Verlag, Zurich, 1986
Nos années de boucherie, l’école des loisirs, Paris, 1987
Clic-Clac, l’école des loisirs, Paris, 1989
A la guerre comme à la guerre,Editions La Nuée Bleue/DNA, Strasbourg, 1991
Erzählungen für Erwachsene, Wilhelm Heyne Verlag, Munich, 1992
Notes
(1) Entretien pour l’Europe, Elster Verlag, Bühl-Moos, 1992, p. 9.
(2) « Ich bin meine eigene Heimat. Mein Taschentuch ist meine Fahne. » in Das Tomi Ungerer Bilder- und Lesebuch, Diogenes Verlag, Zurich, 1981, p. 307.
(3) Cf. l’émission télévisée de Michel Polac, « Libre et Change », 1988.
(4) Editions La Nuée-Bleue/DNA, Strasbourg, 1991.
(5) Cf. Das Tomi Ungerer Bilder- und Lesebuch, op. cit. , p. 302.
(6) Cf. Abracadabra, Argos Press, Cologne, 1979, où sont regroupés les travaux publicitaires de cette période.
(7) Entretien pour l’Europe, op. cit. , p. 15.
(8) Tomi Ungerer. Photographies 1960-1990, Editions Braus, Heidelberg, 1990.
(9) Cf. Poster, Diogenes Verlag, Zurich, 1994, p. 5.
(10) Entre 1946 et 1956.
(11) Collection Tomi Ungerer, Musées de Strasbourg. Jack Rennert, Poster Art, Darien House, New York, 1971, p. 9.
(12) Cf. “We want Mothers » (Nous voulons des mères), Coll. T. U. , Musées de Strasbourg.
(13) Cf. Coll. T. U. , Musées de Strasbourg.
(14) Willy Brandt et Tomi Ungerer, Die Eifel, ARE, Düsseldorf, 1972.
(15) Cf. Jack Rennert, Poster Art, Darien House, New York, 1971.
(16) Collection Tomi Ungerer, Musées de Strasbourg.
(17) Collection Tomi Ungerer, Musées de Strasbourg.