Dessin de Tomi Ungerer, "Join the free and fat society", Tomi Ungerer Poster, 1994 © Diogenes Verlag AG Zürich.
Par Scylla Morel
La parodie est l'une des arme privilégiée de l' "arsenal de la caricature". Le détournement d'images emblématiques permet
immédiatement au lecteur d'entrer en connivence avec le dessinateur, sur le terrain d'une culture commune.
Mais la caricature, même si elle emploie des références iconographiques très populaires et dont un message qui ne fait guère question, contient toujours en germe de multiples interprétations. A
la première, simple, évidente et partagée par le plus grand nombre, peut s'en ajouter d'autres, plus subtiles... au risque de surinterpréter le message du dessinateur lui-même...
C'est à l'historien, historien des images ou culturaliste, d'apporter la confirmation de ces interprétations par une brêve mais nécessaire remise en contexte.
Petit exercice de style...
Devant nous, une femme langoureusement allongée sur le côté. Ses formes adipeuses nous sont généreusement offertes... Une simple petite culotte aux couleurs du drapeau nord-américain cache le
nécessaire. Son "américanité" est réaffirmée par plusieurs éléments.
Tout d'abord les longs ongles carmins et pointus qui ornent ses doigts boudinés et les lunettes de soleil-papillon montrent qu'il s'agit d'une habitante de la côte Atlantique.
Mais surtout, Ungerer a repris les attributs de la célèbre Statue de la Liberté éclairant le Monde, réalisée par Bartholdi en 1886. National Historic Landmarks depuis 1924, le monument est à ce
titre un élément de l'identité américaine.
Pour la plupart, la statue de la Liberté représente l'émancipation et la liberté vis à vis de l'oppression. Elle symbolise le peuple libre (La France avait offert cette statue aux Etats-Unis pour
commémorer le centenaire de l’Indépendance américaine).
Cette idée est confirmée par le slogan "Join the free.....society".
Pendant la Guerre Froide, elle était figurée sur les affiches de propagande comme symbole de la Liberté et / ou des Etats - Unis.
L'artiste, Tomi UNGERER est né en novembre 1931, à Strasbourg. C'est en 1956 qu' il part pour les Etats-Unis, où il commence par éditer des albums pour
enfants. Ses dessins paraissent dans Esquire, Life, le New York Times et de nombreuses autres revues. Il travaille également pour la publicité et la télévision.
Dessinateur prolifique, il multiplie les thèmes et les domaines d'intervention. Ses oeuvres "politiques", du moins les plus engagées, s'attachent aux causes du Vietnam et de la ségrégation
raciale.
Réalisée en 1967, alors que les Etats - Unis sont en pleine guerre du Vietnam, cette affiche s'élève contre toute une culture et un gouvernement dont les "valeurs" n'ont pas su enrayer l'essor de
la barbarie et de la guerre. La légende fait explicitement référence à l'appel lancé aux jeunes pour s'engager.
Mais il renvoie aussi au langage de la "propagande" commerciale, de la publicité. "Rejoignez la société grasse et libre". Par ailleurs, le dessin est réalisé sur une affiche (poster), médium
utilisé pour les enseignes et les marques du commerce. C'es à un subtil jeux sur les décalages que nous invite Ungerer. Ainsi le genre académique du nu est revisité avec humour et ironie.
L'esprit de subversion s'exerce sur les icônes de l'art : la pose de la femme rappelle celle de la figure centrale du tableau de Picasso, "Les Demoiselles d'Avignon" ou "Le Bordel
philosophique" (1907). Mais celle-ci était debout.
Ses formes exagérément généreuses sont une réminiscence du "Bain turc" d'Ingres (1862, Louvre).
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Mais c'es surtout aux grands artistes de la peinture classique qu'il est fait référence, dont le Titien, maître de la peinture charnelle.
La Naissance de Vénus de Cabanel (1863, Musée d'Orsay)
Enfin, la Venus du Musée de Dresde peinte par Giorgione (Staatliche Kunstsammlungen Museum), endormie dans un paysage solaire de couleur miel sans que la pensée de sa nudité ne l'effleure un
instant, comme si elle s'élevait du monde matériel.
Ici, tout au contraire, Ungerer nous montre que la femme étale sans pudeur son corps dont les formes rebondies accentuent la matérialité. Les lunettes nous renvoient à notre propre
voyeurisme.
Ce nu féminin est débarrassé de tout alibi mythologique et apparaît pour ce qu'il est : sa seule finalité est de stimuler le désir, la consommation - consumation des plaisirs. Ainsi la femme
porte-t-elle un doigt à sa bouche, dans une pose assez stéréotypée. Ungerer nous entraîne vers une prise de conscience des ressorts idéologiques et moraux des stéréotypes de la pornographie
véhiculés par l'imagerie de la société de consommation et la représentation des féminités stéréotypées extraites des magazines de mode (ou des tableaux célèbres).
L'attitude iconoclaste de l'artiste touche au fondement même de l'art et à ses enjeux : que sont la culture classique et la culture de masse aux Etats - Unis
en 1967 ? Quelle est leur place respective?
Ungerer désacralise les chefs d'oeuvre universellement respectés et admirés et effectue un travail de sape de toutes les catégories traditionnelles de l'art.
Le monument, la sculpture de la statue de la Liberté, elle aussi est victime d'une parodie. Sont juxtaposés plusieurs genres de l'histoire de l'art : le nu, la sculpture monumentale et, pour
finir, l'affiche.
Les formes exagérément rondes de la femme allongée tournent le dos aux propriétés traditionnelles de la sculpture qui sont la rigidité et la verticalité.
Par son irrévérence à l'égard des canons de l'esthétique classique et de la hiérarchie des genres, Ungerer s'élève contre les normes, les traditions, contre la
société bourgeoise et puritaine, contre sa culture et exprime sa révolte face à l'hypocrisie d'un "'ordre moral" qui fait se continuer une guerre.
(Mis en ligne en juillet 2007)
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