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Article intitulé "Quand la caricature commerciale jette la province dans la modernité au début du XXe siècle. L'exemple du dessinateur Lucien Emery-Chanteclair " publié dans Ridiculosa, n° 12, 2005.

A la fin du 19e siècle, d’importants progrès en matière d’impression et la libération de la censure permise par l’accession des républicains au pouvoir (loi de 1881 sur la liberté de la presse), autorisent une plus grande diffusion de l’imprimé sous des formes de plus en plus variées. La presse s’enrichit d’illustrations satiriques ou non. Si la réclame illustrée commence par montrer les objets dont elle vante les qualités ou le faible prix, très vite le discours gagne en complexité. La publicité naissante intègre notamment la puissance expressive de la caricature à laquelle l’esprit libéral de la Troisième République n’attribue plus seulement une connotation négative. Des journaux composés intégralement de caricatures publicitaires comme la Grosse Caisse (1882) ou le Comique-annonce (1885-1886) sont distribués gratuitement sur les boulevards parisiens. La dernière page des journaux s’égaye d’annonces dans lesquelles le dessin, l’humour, et parfois la satire, tiennent un peu plus de place.   
Les débuts de la caricature politique et commerciale dans l’Aisne 

La presse de province accuse un retard important en matière de diffusion des images. Dans l’Aisne par exemple, département situé en Picardie (France), il faut attendre la fin de l’année 1902 pour voir la première caricature politique faire son apparition en une d’un journal départemental. De véritables campagnes politiques par l’image voient le jour sous l’impulsion d’un dessinateur natif de l’Aisne, mais parti tenter une carrière dans la presse nationale. Rapidement, d’autres vocations éclosent pour répondre à une demande croissante. Les signatures se multiplient et en 1907, une agence départementale au nom évocateur de « The illustrated new publicity » est même créée ! Ce progrès fulgurant marque l’éveil des campagnes à la vie politique et commerciale que le pays a, lui, connu quelques décennies plus tôt sous la pression de la révolution industrielle. Avec le dessin satirique, le caricaturiste « commercial » invente un langage riche et particulièrement moderne propre à susciter des réflexes psychologiques complexes que ne démentirait pas la publicité actuelle.

Lorsque le journal patronal Le Réveil de l’Aisne, décide de publier une grande caricature hebdomadaire pour attaquer le personnel politique radical de la région, il s’adresse à un dessinateur de l’Aisne. Il s’agit de Lucien Emery, qui, sous le pseudonyme de « Chanteclair » a été entre 1894 et 1897 le principal dessinateur de l’ignoble Libre Parole illustrée dirigée par l’antisémite Drumont. Emery se forme aux côtés du dessinateur Emile Courtet-Cohl, lui-même élève du célèbre André Gill. La collaboration des deux hommes cesse en 1898, avec leur participation commune à L’Image pour rire, « journal hebdomadaire, satirique, politique et littéraire » nationaliste où Emery produit ses premiers dessins d’humour. S’essayant à une carrière de peintre dans l’Aisne, Emery adresse ses dessins à la presse humoristique et légère (Le Sourire, le Frou-Frou, Le Pêle-Mêle, La Risette, Le Sans-Gêne, Le Gavroche, Le Soleil du Dimanche Illustré, L’Amour, Le Bon Vivant, L’Illustré national, Le Tutu, Le Pompon, Le Fêtard, etc. En 1903, Lucien Emery signe un numéro complet de l’Assiette au Beurre intitulé « Les Instituteurs ».

Dans l’Aisne, il travaille d’abord pour la presse conservatrice (Le Réveil de l’Aisne, le Cri-Cri, le Nouvelliste) mais aussi socialiste (L’Echo Soissonnais, Le Combat). Plusieurs de ses dessins politiques font scandale. L’un d’eux, en 1905, lui vaut une condamnation : il doit payer une forte amende pour avoir diffamé un journaliste radical représenté sous les traits d’un « bon poivrot ». Las de sa situation précaire de caricaturiste politique, Emery se tourne vers le dessin commercial.

Jusqu’à 1900, la presse de l’Aisne comporte de rares illustrations : il s’agit alors de dessins rudimentaires égayant quelques réclames. Certaines entreprises locales s’intéressent progressivement à l’image. Elles se contentent parfois de montrer les produits à vendre et utilisent, timidement, des mises en scène qui évoquent la vie quotidienne et permettent une certaine identification du lecteur. L’humour, quoique superficiel, n’est pas absent de ces images. La plupart des réclames illustrées sont signées « Kossuth ». Il s’agit d’un éditeur parisien qui propose sur catalogue des « clichés-réclame » aux entreprises du pays.

Cette formule a, dans l’Aisne, particulièrement intéressé les commerces de cycles, de chapelleries et autres magasins de vêtements. Il faut noter deux styles graphiques différents : l’un presque technique, rigoureux et très descriptif pour la représentation des produits ; l’autre plus simple mais plus vivant, utilise souvent le trait et l’aplat noir pour la mise en scène des objets et surtout de la personne humaine. Le dessinateur cherche alors l’expressivité des corps et des visages. Parfois, de légères disproportions physiques visent à amuser le lecteur.

Lucien Emery va évidemment s’inspirer du procédé, en commençant par proposer des dessins isolés pour tel ou tel magasin, pour finir par produire de véritables campagnes « publicitaires ».

Sa toute première réclame illustrée paraît dans le Réveil de l’Aisne en 1905. Cinq personnages sur le buste desquels on peut lire les lettres du nom JOVET en noir ou en blanc portent chacun à bout de bras au dessus de leur tête une montre à gousset de marque différente en dansant la gigue avec enthousiasme. Les personnages sont dessinés sommairement, leurs visages, sans détail forment des silhouettes noires. Néanmoins on reconnaît des types sociaux comme le bourgeois, l’employé, le soldat, le paysan, etc. Les montres bien que surdimensionnées ne forment qu’un quart de l’illustration. Au-delà de la promotion des montres elles-mêmes, l’idée est plutôt de montrer que tous les groupes sociaux trouveront la montre qui leur convient, mais en plus, s’exprime la notion très naïve qui consiste à faire croire que la possession d’un tel objet renforce la joie de vivre (le fait de danser). Emery produit d’autres réclames de ce type pour différents commerces.

Mais c’est dans le journal socialiste Le Combat que va paraître, à partir du mois de février 1906 et pour de nombreuses années, une série de dessins de bonne taille, renouvelés chaque semaine, nantis d’importantes légendes, mêlant l’humour, la caricature, le fait-divers et la politique locale et nationale, pour les magasins de chaussures Vatin et Savreux.

La série comporte une centaine de dessins. La réclame, en troisième ou dernière page du journal, est composée d’une grande illustration légendée, mettant en scène le plus souvent deux personnages qui, par leur attitude, leur situation et leur dialogue évoquent l’important problème que représente la nécessité de se chausser. Parfois, la question prend même une dimension nationale ! En s’appuyant sur des scènes drolatiques de la vie quotidienne occasionnellement politiques, l’objectif est de montrer, souvent par la raillerie, que sans les chaussures Vatin et Savreux le pire peut arriver, en terme de commodité, de santé, comme de positionnement social.

Comparativement à la faiblesse de l’illustration des autres réclames (en terme de taille et de qualité), celles de Lucien Emery deviennent de véritables fêtes pour le regard et pour l’esprit. Au premier abord, rien n’indique au lecteur que le dessin a une visée commerciale. Il faut lire intégralement la légende pour enfin comprendre la destination de l’image. Mais le lecteur a déjà ri et… si l’on en croit une analyse contemporaine sur la réclame, le dessinateur « se saisit d’une actualité, invente une historiette, et à la fin, « sans avoir l’air d’y toucher », en mettant les rieurs de son côté, leur « fait avaler la réclame finale » comme un met agréable.

L’effervescence consumériste de ce début de siècle entraîne la multiplication des catalogues commerciaux illustrés, dont la production est particulièrement nouvelle dans l’Aisne. Dès 1906, Lucien Emery s’adonne à cette activité. Chaque objet est représenté dans un style très descriptif. De nouveaux débouchés s’offrent à Lucien Emery, mais le marché s’étendant, la concurrence apparaît avec notamment la création de l’agence « The Illustrated New Publicity » qui s’adresse « aux commerçants qui désirent rendre leur publicité intéressante » en leur proposant des vignettes légendées. D’autres dessinateurs signent par ailleurs des illustrations commerciales. Très vite La presse de Saint-Quentin est envahie de ces réclames en images. Le choix d’un nom anglo-saxon pour l’agence « The illustrated… » reflète la volonté de « faire » avant-garde, en bénéficiant du rayonnement des Etats-Unis en avance notamment dans le domaine de la publicité.

Lucien Emery cherche à trouver de nouveaux débouchés pour ses dessins commerciaux. Remarquant la forte progression de la demande dans le secteur du catalogue illustré qui représentait 20% des dépenses en publicité en France en 1901, il fonde, en 1908, une imprimerie, bientôt spécialisée dans la conception et la réalisation de « catalogues commerciaux illustrés en couleur ». Emery cesse de donner des caricatures politiques à la presse et fait fortune grâce à l’imprimerie et à ses illustrations commerciales. En 1913, son chiffre d’affaire atteint 700 000 francs et il possède alors plus de 6 000 illustrations-clichés à visées commerciales de sa main !

Le dessinateur-caricaturiste dont la situation était particulièrement précaire dans la presse d’humour ou politique aura trouvé dans l’extraordinaire développement de la réclame illustrée une situation bien plus favorable. En quelques années il jouit d’une forte promotion sociale, passant du dessinateur bohème au notable comblé d’avoir fondé une entreprise particulièrement dynamique. Ayant débuté seul, au bout de six ans d’activité son imprimerie compte cinquante salariés !  
Différents types de dessins publicitaires 

Emery réalise des illustrations de nature très différentes en fonction des commanditaires. Le premier niveau, c’est le dessin typique de réclame, c'est-à-dire qui représente l’objet à vendre. Il s’agit d’illustrations « descriptives », associées au nom du magasin en gros caractère dont la typographie se différencie des autres réclames sur la page de journal soit par la taille, soit par le style. En fait, Emery réalise surtout ce genre de dessins descriptifs pour les catalogues. Mais les commanditaires ne se satisfont plus à l’époque de ce genre d’illustration pour leurs réclames, considéré par les théoriciens de la publicité naissante comme trop frustre.

Dans des dessins plus élaborés, l’objet est magnifié, voire encore mieux, mis en scène, montré dans ses applications ou comme un accessoire indispensable aux êtres humains. Ainsi pratique-t-il pour la série Ed. Gray , où il montre à chaque fois un individu de profil, de trois quarts ou de face portant un parapluie ou une ombrelle déployée ou fermée. L’homme, la femme, l’enfant, deviennent les véritables sujets de l’illustration. Ce début de mise en scène sans décor permet d’abord de montrer la fonctionnalité de l’objet, ici le parapluie. On le voit déployé : il protège. L’objet est aussi montré comme faisant partie intégrante de l’élégance vestimentaire, noir pour un homme en chapeau, décoré de fleurs pour une demoiselle aux avant-bras dénudés, ce qui permet non seulement de montrer la diversité des produits proposés mais aussi de sous-entendre que divers publics trouveront le produit à leur convenance : dame en fourrure, artisan, « monsieur », jeunes demoiselles bien mises, ou encore les enfants.

Le dessinateur cherche, à n’en pas douter, à susciter un sentiment d’identification, à émouvoir. Il joue sur l’expressivité des visages, les personnages affichent leur satisfaction. Par un regard « de face » se crée une complicité avec le lecteur du journal.

De toute évidence, la réclame se transforme en véritable publicité en jouant sur l’affect du lecteur. Mais dans ces illustrations, l’objet est encore montré, il est mis en scène et occupe une surface importante du dessin. Aucune légende n’interfère encore dans la lecture de l’image. Pour la série d’illustrations des réclames Vatin et Savreux (« V et S » dorénavant), le dessinateur choisit un axe bien différent. Il s’agit avant tout de séduire le lecteur par une image humoristique qui suscitera son rire pour attirer son regard et emporter son adhésion, en jouant sur des réflexes psychologiques complexes.

C’est la série de réclame de Lucien Emery la plus importante. La plus longue d’abord puisqu’elle s’étale de 1905 à 1913, mais aussi la plus conséquente en nombre d’illustrations différentes (une centaine). Cette série démontre l’audace des commanditaires qui s’adressent, via le journal populaire Le Combat, aux milliers de lecteurs populaires et petits-bourgeois attirés par les idées socialistes.  
Un dessin d’humour et une légende 

La réclame pour «V et S» se présente avant tout comme un dessin humoristique dévoilant un, deux ou plusieurs personnages en train de discuter ou plongés dans une action. Une légende en dessous matérialise les pensées ou le dialogue du ou des personnages dont le sujet central n’est autre que la chaussure et qui visent avant tout à faire rire. En règle générale, pour les réclames-annonces, le nom de la firme ou de la marque apparaît dans une typographie relativement grande et voyante. Ici, le nom des magasins « V et S » n’apparaît que dans la légende, sa taille est identique à celle du texte, et se trouve seulement mis en valeur par une graisse plus épaisse. C’est dire le caractère particulier de ces réclames reléguées en dernière ou avant dernière page du journal, qui s’appuient avant tout sur la puissance de séduction du dessin.

L’illustration comporte parfois un titre, comme souvent dans les dessins d’humour. Très exceptionnellement, la dénomination des magasins est intégrée au dessin. Mais dans leur très grande majorité, les dessins ne comportent aucune mention de la marque, et parfois le produit n’est même pas visible. L’illustration cherche à attirer le regard du lecteur en créant un espace dévolu au dessin contrastant avec la masse grise de la typographie. Il s’agit en outre de distinguer la réclame des autres annonces moins riches en image. Enfin, l’image apparaît comme un élément de séduction et d’agrément. Par son contenu, la situation qu’elle présente, le drame ou l’humour qui la sous-tendent, elle attise la curiosité, peut émouvoir voire faire rire… et suscite une forte connivence du fait de son « localisme » caractéristique. Quant à la légende, en général très fournie, elle invite le lecteur à s’évader dans une historiette le plus souvent drôle qui conclut inévitablement à la supériorité des chaussures «V et S», à leur solidité, leur élégance voire leur légèreté et leur prix bon marché ou au contraire à la très mauvaise qualité des produits concurrents.  
Des situations tirées du quotidien 

Le dessinateur qui cherche à promouvoir des accessoires vestimentaires par nature indispensables mais banals, puise aux sources de la vie quotidienne, à des situations familières faisant référence au vécu du lecteur. Se chausser est d’abord affaire de famille ou de couple. On en discute, on se chamaille, on se conseille, on se fait même des petits cadeaux… Tel époux reconnaît vu l’état de ses chaussures pourtant récentes, qu’il aurait dû écouter les conseils de sa femme et aller chez « V et S »… Un petit garçon pleure parce qu’il a usé ses souliers, mais sa mère le rassure en se déclarant coupable de ne pas lui avoir acheté des chaussures de qualité chez « V et S ». Sous le titre « Toujours les enfants martyrs », un père sort un martinet pour corriger son fils indigne. Il a usé une paire de souliers en moins de quinze jours mais l’enfant se défend de sa « faute », car ses souliers ne sont pas de la marque « V et S »… La dimension psychologique est évidente : qui n’achète pas de bonnes chaussures à ses enfants s’apprête à donner des corrections injustifiées. C’est donc un mauvais père, que l’illustration cherche à culpabiliser…

Au-delà de la famille, la vie sociale est l’occasion pour le dessinateur de souligner l’importance de la chaussure non seulement pour le confort et donc le bien-être dans la vie courante mais aussi et surtout pour la valorisation des individus : l’homme bien chaussé se sent supérieur à celui dont les souliers laissent à désirer… Lors de l’entraînement sportif, les jeunes joueurs de « L’union sportive » comparent leurs souliers ; lors du mariage d’un couple, les jeunes mariés réclament au photographe d’être pris « en pied », en expliquant que « de cette façon, tout le monde verra que nous avons le goût pour trouver chaussures à notre pied », etc.

A deux reprises l’illustration focalise sur un chien et un chat tous deux jouant avec des chaussures solides et légères, « V et S » évidemment. De toute évidence, le dessin qui nous renvoie aujourd’hui à tant d’images publicitaires contemporaines, vise à susciter l’attendrissement pour ces petites bêtes domestiques avec lesquelles les enfants aiment tant jouer….

Ces situations tirées de la vie quotidienne et locale, permettent, comme pour la caricature politique et sociale, d’établir une connivence avec le lecteur, de faire référence à son vécu ou celui de ses proches, de lui remémorer des événements –sous leur côté burlesque- qu’il aura lui aussi traversés.

  
Des référents qui valorisent 

Le dessinateur s’emploie à valoriser son produit par l’intermédiaire de référents particulièrement « nobles » ou autorisés. A l’échelle locale l’uniforme apporte son crédit à la chaussure : deux policiers « Sur la place de l’Hôtel de Ville » (on reconnaît effectivement la façade de la mairie de Saint-Quentin en arrière-plan) discutent fièrement de leurs bottes respectives. Sous le titre « Nos braves pompiers », un capitaine félicite ses hommes pour leur courage au feu, mais aussi leur tenue qui fait honneur à la ville et surtout leurs « bottes, superbes, bien faites, solides… ». Une illustration montre un gendarme en uniforme rutilant, sabre au flanc, qui regarde fièrement ses bottes particulièrement lustrées.

A la plus value véhiculée par l’uniforme, il faut rajouter celle liée au savoir. Même le médecin choisit et conseille à ses patients les chaussures « V et S » ! Le cordonnier qui connaît son métier se plaint du fait que les Magasins « V et S » lui donnent bien peu de travail, parce que leurs chaussures sont en général « inusables ». Le dessinateur utilise même le point de vue du clochard, habitué à faire les poubelles dans lesquelles il ne retrouve jamais de chaussures « V et S » !

Emery utilise donc (déjà) toutes sortes de référents, en estimant que leur « qualité », leur autorité et leur point de vue ajouteront une plus-value certaine aux produits dans l’esprit du lecteur. L’illustrateur met en avant un certaine « virilité » (sport, uniformes, force de l’ouvrier) qui correspond à une mutation profonde de l’image de l’homme au XIXe siècle.   
Des événements qui émeuvent et impliquent : fait divers et politique 

Le dessinateur appuie sa rhétorique sur les centres d’intérêt du lecteur. Les faits divers, d’abord, comme par exemple un procès contre deux voleurs de chaussures « V et S » pris sur fait. « V et S », magnanimes, ne portent pas plainte, car avoir de bonnes chaussures est vital. Dans un autre dessin, des gendarmes tentent d’élucider un crime affreux perpétré dans la vallée de l’Oise. Sous le titre « L’incendie de l’usine Aquaire », on peut voir un capitaine de pompiers qui s’émerveille de trouver dans les décombres encore fumant, des chaussures « V et S » qui ont résisté aux flammes ! La presse de la fin du XIXe siècle, héritière des « canards » des siècles précédents regorge de faits divers dont s’inspire la réclame !

Autre thème d’une actualité saisissante pour le lecteur assidu du Combat : les élections et la politique. Plusieurs dessins utilisent cette thématique : on se demande s’il est avéré qu’un candidat aux élections législatives se soit engagé à offrir une paire de chaussures « V et S » à chacun de ses électeurs ; un orateur politique vante les mérites des chaussures devant une salle médusée ; en pleine période électorale, un homme s’approche d’un mur d’affiches où se mêlent des appels à voter pour un candidat socialiste à des réclames pour « V et S ».

Plusieurs dessins en 1907 évoquent les discussions entre le Président Fallières, Doumergue, ministre du commerce, et Clemenceau. Il s’agit de véritables caricatures politiques. Les deux représentants de l’Etat sont très reconnaissables. Fallières demande à son ministre de ramener un souvenir de Saint-Quentin, ville qu’il doit bientôt visiter… Le ministre prévoit évidemment de rapporter « une excellente paire de chaussures de chez Savreux ou Vatin».

Dans un second dessin Clemenceau, président du Conseil, assure à Fallières qu’il n’a pas pu envoyer son ministre Doumergue aux fêtes de Saint-Quentin. Mais le président, assis sur un fauteuil montre ses chaussures usées et déformées. Il se dit « contrarié », car aucun bottier de la capitale n’a pu le chausser convenablement. Heureusement, Clemenceau, qui connaît la réputation des magasins « V et S » s’engage à faire un détour par Saint-Quentin lors de son prochain voyage dans le Nord. La République est sauve et le patriotisme local comblé !

Enfin plus tard, Fallières reproche à son président du Conseil pour sa promesse non tenue ! Dans le dialogue le président de la République présente les maisons « V et S », comme « réputées et dont le choix permet, chose rare, de chausser le Président de la République ! ».

En 1913, le dessinateur s’amuse à montrer les candidats à l’élection présidentielle, « Poincaré, Ribot, Deschanel et Pams ». Les quatre prétendants sont assis dans de luxueux fauteuils, les pieds en avant. Ils montrent au lecteur leurs semelles sur lesquelles on peu lire la marque de leurs chaussures. « Ils ont autant de chance les uns que les autres » explique la légende, car ce sont « des hommes de bon goût. La preuve c’est qu’ils se chaussent tous AU PETIT POUCET » (autre dénomination des magasins « V et S »). Le dessinateur représente ces personnages illustres avec des jambes maigres et des chaussures surdimensionnées, plongeant la scène dans un registre drolatique.

Lucien Emery instrumentalise le politique dans ses réclames, en s’appuyant sur l’intérêt marqué des lecteurs du Combat pour les affaires publiques, et sans doute aussi sur une certaine admiration pour ces hommes aux fonctions importantes. Des concurrents locaux d’Emery utilisent eux aussi l’actualité nationale comme la question de la Séparation des Eglises et de l’Etat, ou encore la discussion sur les « 15 000 francs ». Le lien entre caricature et publicité est si fort que Lucien Emery ira même jusqu’à inventer une fausse réclame parodique pour viser un adversaire politique. Dans la revue satirique Le Cri-Cri paraît un dessin pour « Les nouveaux produits monastiques », soit une liqueur comme il y en avait tant à l’époque. Le moine représenté n’est autre qu’une caricature d’un conseiller municipal radical (et donc anticlérical) de la ville de Chauny !   
Une saisonnalité préoccupante 

Des réclames portent sur les problèmes de santé ou de loisir. Elles ont un caractère saisonnier prononcé. A l’approche de la saison humide ou froide, le dessinateur s’emploie à mettre en garde le lecteur : être mal chaussé, c’est risquer l’inconfort voire la maladie : dans une chambre au parquet envahi de boîtes et de flacons de médicaments, un médecin explique à son malade alité qu’un « froid des pieds lui a occasionné un rhume qui dégénère en bronchite puis en pneumonie, puis en pleurésie… ». Pour la légende, il ne fait aucun doute : chaussé de «V et S» on « n’attrape jamais de bronchite » ! Le mode humoristique et naïf de ces dessins permet seul de ne pas les qualifier de mensongers !

D’autres événements annuels rythment les illustrations «V et S» : les excursions aux beaux jours qui nécessitent des chaussures spécifiques ; l’ouverture de la chasse où il faut des bottes imperméables ; la rentrée des classes pour les plus petits ; le départ des jeunes à l’armée au mois de novembre. Ce sont autant d’occasions de discussions autour du thème de la chaussure.

Enfin, bien des illustrations portent sur des fêtes ou des événements traditionnels. Le 24 décembre, le Père Noël apporte aux familles pauvres des souliers « V et S ». Ailleurs, on s’offre pour étrennes ces chaussures-miracle. A Pâques les queues s’allongent devant les magasins « V et S » en vue d’acheter des cadeaux…

Ainsi divers événements servent de support au dessinateur jouent sur les préoccupations quotidiennes du lecteur. Il faut susciter son intérêt pour un produit dont la production industrielle est récente et pénètre lentement les campagnes. En témoignent ces dessins de Lucien Emery où les paysans sont encore chaussés de sabots de bois ! Ces réclames nettement consuméristes, veulent convaincre le lecteur que chaque saison, chaque activité, a ses chaussures adaptées.  
Des cibles variées 

Le journal le Combat jouit d’un fort tirage. Socialiste révolutionnaire, journal militant qui soutient la mairie socialiste de Saint-Quentin, il s’adresse à un large public, notamment ouvrier. Pourtant, à travers les dessins, on perçoit combien la question de la chaussure vise tous les milieux sociaux, des gens modestes aux plus riches. Pour les plus pauvres, la chaussure est un objet indispensable et vital. Pour les ouvriers, largement représentés, la chaussure fait figure d’instrument de travail. Dans « Le cantonnier de notre village », un homme, pipe à la bouche, pelle en main effectue des travaux de terrassement. Avec de grosses chaussures aux pieds, il explique que « pour travailler en toute tranquillité sur les routes, sur les cailloux comme sur les pavés, dans la boue comme dans la poussière, il faut faire comme moi, acheter ses brodequins de fatigue chez Vatin et Savreux ».

Lucien Emery ne cherche pas à opposer riches et pauvres, ouvriers et bourgeois. Bien au contraire, puisque l’objectif est de montrer que tous peuvent trouver leur bonheur aux magasins « V et S », femme très élégante en chapeau, homme à l’allure aisée, un ouvrier en blouse, ménagère, etc. Parfois l’illustration prend le contre-pied des antagonismes de classes. Dans « Réflexions d’un ouvrier saint quentinois » un ouvrier, sacoche à l’épaule et quelques outils à la main, marche sur une route. Il montre du doigt un homme en haut de forme, canne à la main et fumant le cigare et qu’il vient de croiser. La légende explique qu’il ne se sent pas ridicule par rapport à un bourgeois puisque tous les deux ils possèdent des chaussures inusables de la marque « V et S ». La chaussure permet de gommer les différences de classes. En acquérant cet objet miracle, l’ouvrier bien chaussé peut se sentir l’égal des plus riches, acquiert à son tour un statut social supérieur.

La grande variété sociale des cibles visées évoque la diversité des produits que proposent les magasins « V et S ». Elle reflète aussi l’élargissement du « consumérisme » à des catégories sociales très diverses et sa lente pénétration dans les campagnes en ce début de 20ième siècle.  
De la « pré » publicité 

Cette série de « réclames » s’avère donc fort complexe. Tantôt culpabilisante à l’égard des parents, elle suscite l’envie, joue sur les préoccupations du moment des lecteurs, tente de séduire et de convaincre. Lucien Emery, on l’a vu, instrumentalise déjà jusqu’à la parole du président de la République, comme celle du médecin, de l’ouvrier, ou encore de l’enfant.

Cette série semble répondre à l’analyse d’un rédacteur du Figaro Illustré qui, en 1905, explique dans un article intitulé « La réclame et l’Art » que : « pour enfoncer un clou dans une planche, il faut frapper plusieurs fois. Pour faire entrer un nom dans la mémoire du public il faut que ce nom soit souvent répété. La bonne publicité, celle qui « porte », et qui rapporte, doit être obsédanteSon but est d’établir une association d’idées entre le besoin qu’un homme a d’un objet et le nom du fournisseur… ». Pour l’auteur de cette réflexion, la réclame est la forme « ingénieuse et même insidieuse » de la publicité.

On oppose donc l’ancienne annonce à la réclame, toute nouvelle, et semble considérer le terme publicité comme englobant l’ensemble. Avec l’évolution du sens des mots, il faut plutôt considérer aujourd’hui cette série d’illustrations de Lucien Emery pour « V et S » comme une véritable campagne de publicité explorant des stimuli très diversifiés et complexes et qui exigent, de la part du dessinateur, une forte connaissance des cibles et traduisent un « psychologisme » grandissant en cette fin de XIXe siècle. Les réclames illustrées qui paraissent dans la presse nationale continuent en général de s’appuyer sur une unique image répétée à l’infini. Contrairement aux réclames d’Emery, elles se privent de l’effet de surprise que procure l’insertion systématique d’un dessin nouveau chaque jour ou chaque semaine.

Pour parvenir à toucher le consommateur, l’image satirique paraît tout à fait adaptée : extrêmement vivante, elle reflète la diversité du vécu du lecteur, suscite son émotion, le souvenir de situations connues. Suscitant le rire, elle égaye le journal, mais en même temps réjouit le destinataire de l’image, suscite un sentiment de connivence propre à déclencher une forte sympathie pour le produit et pour la marque.

En ce début de XXe siècle, le département de l’Aisne s’éveille avec lenteur à la modernité. L ’image satirique (presque sans concurrence du fait de la rareté de l’illustration dans la presse départementale) s’impose comme une arme redoutable et projette les populations locales dans la modernité consumériste. Le capitalisme commercial tente de trouver des débouchés à ses produits. Dans une période ou le marché intérieur a déjà plus d’une fois montré ses limites, la concurrence oblige à trouver d’autres moyens de provoquer l’achat. La caricature, par sa capacité à frapper les esprits séduit alors la publicité naissante, tout comme la propagande qui se met en place et dont l’efficacité atteint des sommets pendant la Première guerre mondiale.


 Guillaume Doizy 

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