Les commémorations ont du bon. Elles nous permettent de lutter contre l’oubli, de raviver les colères refroidies, les émotions éteintes. Dix ans déjà. Dix ans que deux kalachnikovs ont décimé la rédaction de Charlie Hebdo et nous ont privé d’amis, de dessinateurs, de personnes chères. Dix ans qu’elles ont cherché à briser un symbole, celui d’une satire perçue comme irrévérencieuse, dans un bras de fer devenu international entre un journal revendiquant le droit de caricaturer Mahomet et quelques pouvoirs intégristes islamistes voulant le faire taire.
Cette commémoration est également l’occasion de faire le point, d’évoquer de nouveau le contexte dans lequel s’est déroulé l’attentat et d’interroger l’évolution de la situation du dessin de presse. Qu’en est-il du « Je suis Charlie » ? De la liberté d’expression ? De l’éventuelle autocensure ? La question ne serait-elle pas celle de la laïcité ?
Mais disons-le tout de suite, cette commémoration porte bien des hypocrisies. Les journaux qui célèbrent aujourd’hui Charlie avaient dans les années qui ont précédé l’attentat abandonné, pour la plupart, la rédaction fragilisée par les menaces intégristes. Abandonné, sinon jeté en pâture à la haine, soulignant alors que le journal « mettait de l’huile sur le feu », caricaturait Mahomet dans un but commercial. On relira avec incrédulité certains articles du Monde ou même du Canard enchaîné...
Depuis l’affaire des caricatures de Mahomet
Il n’est pas inutile de se replonger dans le passé pour voir comment les interrogations du moment ont évolué : en 2005-2006, lors de l’affaire dite des caricatures de Mahomet, la question du droit au blasphème a été centrale. La presse s’est focalisée alors sur l’antagonisme entre un occident porteur de valeurs de libertés et un monde musulman obscurantiste. Rappelons-nous le contexte : 2001, l’attentat des tours jumelles à New York ; 2003, les États-Unis lancent leur guerre contre les supposées « armes de destructions massives » en Irak. L’affaire des caricatures de Mahomet ne peut se comprendre en dehors de cet antagonisme géopolitique profond. Il en découle.
Dix ans plus tard, avec l’attentat de janvier 2015, c’est la question de la liberté d’expression en danger qui a servi de moteur au « Je suis Charlie ». Alors que dans les années qui précèdent la tuerie du 7 janvier, Charlie est de plus en plus isolé et critiqué, dans les heures et les jours qui suivent l’attentat, le regard porté sur le milieu du dessin de presse fait l’objet d’une réévaluation collective. Dans un processus d’héroïsation soudaine, dessinateurs et dessinatrices se voient accablées d’une nouvelle injonction : incarner la liberté d’expression face à la barbarie et au monde, incarner la République face à l’obscurantisme, incarner l’esprit Charlie face aux adversaires de la caricature.
Ce phénomène de réévaluation collective de la figure du dessinateur n’est pas inédite, même si, avec l’attentat de janvier 2015, jamais elle n’a été aussi soudaine. On assiste à un tel mouvement pendant la Grande Guerre notamment, le dessinateur, perçu comme un amuseur dans les années précédentes, étant soudainement dépeint par la presse et les commentateurs comme un héros national plus efficace dans l’affrontement contre le « boche », que les soldats alliés eux-mêmes !
Comme pendant la Grande Guerre, l’attentat de janvier 2015 suscite un élan de soutien institutionnel. Déjà important en 2005-2006 sans être alors unanime, cet élan culmine en 2015 dans une sorte d’union nationale autour de Charlie meurtri, soutien que l’historien pouvait alors analyser comme totalement incongru. Incongru au regard des discours habituels sur la caricature, faisant de ce mode d’expression un instrument de la démocratie, un outil de défense des opprimés contre les institutions et les pouvoirs eux-mêmes. L’armée, la police, l’État, les Églises au secours d’un Charlie antimilitariste, anticlérical, anti-flics, un brin libertaire ?
Revirement soudain face à l’horreur de l’attentat ?
Incongru, ce soutien institutionnel ? La vision romantique d’une profession héritière de Daumier pourfendant de son stylet la monarchie au point de se retrouver en prison, n’était-elle pas un mythe, savamment entretenu par certains journaux, commentateurs et dessinateurs en cette aube du 21e siècle ? L’institutionnalisation de la caricature ne date-t-elle pas plutôt du 19e siècle même ? D’un Daumier qui en 1848 pourfendait les femmes féministes et les socialistes utopiques, c’est à dire les « petits » ? D’un dessin de presse rendu inoffensif par la loi de 1881 sur la Liberté de la presse ? D’une caricature bien plus virulente et abondante contre Dreyfus et les Juifs qu’en faveur de la vérité, présente dans des journaux quotidiens tirant à plus d’un million d’exemplaires ? D’un dessin de presse raciste dans l’Algérie colonisée, ou ignoblement nationaliste et bourreur de crâne pendant la boucherie qu’a constitué la Grande Guerre ?
Qu’a apporté le dessin de presse en France aux femmes privées de droits par la République elle-même, aux générations de femmes victimes de violences sexistes et sexuelles ? Qu’a apporté la caricature aux peuples colonisés pendant cent trente ans d’oppression française ? Qu’est-ce que la liberté d’expression pour un « indigène » dans l’Empire français des années 1880 ou 1930 ? Pour une femme en métropole dans les années 1960 ? Pour un habitant « lambda » aujourd’hui ?
L’image satirique n’est-elle pas plutôt, depuis Daumier et sauf exception mais bien sûr sans le crier haut et fort, un auxiliaire de la puissance institutionnelle ? Des classes dominantes de la société ?
Certes, le principe de la liberté d’expression est garanti dans notre pays par la loi et on ne risque pas de se retrouver en prison à exprimer le moindre désaccord avec l’État ou même son patron. Quoi que… Ces dernières années, une forme de répression étatique a pu réapparaître pour des caricatures diffusées dans le cadre de mouvements sociaux notamment.
Liberté d’expression, entre principe et réalité
En fait, les discussions sur la liberté d’expression ne peuvent se limiter aux caricatures de Mahomet et à l’attentat de 2015. La récente démission d’Ann Telnaes du Washington Post rappelle que la censure n’a pas toujours pour source des kalachnikovs, loin s’en faut (et heureusement) ! Il y a loin entre le principe de la liberté d’expression et la réalité. La liberté d’expression est bien plus grande pour un Elon Musk que pour un Charlie Hebdo, dans le sens où Musk touche des centaines de millions d’individus et possède une puissance de feu qui déclasse sans discussion jusqu’aux plus percutantes des caricatures. Sans l’attentat, Charlie Hebdo n’aurait sans doute pas survécu à l’érosion de son lectorat. Car la liberté d’expression a besoin de moyens pour se concrétiser. De capitaux, de réseaux de diffusion. S’ils font défaut, la liberté d’expression est un vœu pieux...
On le voit bien d’ailleurs, historiquement, la liberté d’expression garantie par la loi est une forme de tolérance, qui est bien vite levée lorsque les « circonstances » l’exigent. Et même en dehors des périodes de guerre ou de crises aiguës, l’État ou les institutions ont bien des moyens de « peser » sur le contenu des publications. On oublie également trop souvent de rappeler la règle : comme le montre la déconvenue d’Ann Telnaes, ce n’est pas la dessinatrice qui décide de publier ou non son dessin, c’est l’étage décisionnaire supérieur, à savoir un.e rédacteurice en chef du journal. Le dessin est « adoubé » par la direction ou… rejeté. La ligne éditoriale s’impose au dessin de presse comme à l’article et, en dernière analyse si le sujet s’avère sensible, l’actionnaire est souvent appelé.e à trancher. Dans les collaborations au long cours, comme celle avec Ann Telnaes, les journaux limitent les risques de divergences trop marquées en recrutant des dessinateurices dont la vision est alignée sur celle de la rédaction. Le professionnel du dessin de presse, doit payer ses traites, ses assurances, l’école de ses enfants, ce qui favorise l’autocensure.
Réduire la question de la liberté d’expression au fait de pouvoir ou non publier des caricatures de Mahomet – avec le risque d’attentat que cela comporte - limitait singulièrement le champ de la réflexion, même si l’attentat contre Charlie et la mort de dessinateurs, étant une tragédie inédite, a focalisé les esprits sur l’exceptionnelle violence de l’événement. Et interroger l’attentat au prisme de la Liberté d’expression en éludant celle de la géopolitique simplifiait singulièrement le débat. Répétons-le, concernant le décalage entre les droits des hommes et des femmes en France jusqu’à une période récente, le dessin de presse, malgré la « liberté d’expression », n’a en rien aidé les opprimées à gagner en émancipation, bien au contraire ! Le dessin de presse, avec son recours aux stéréotypes, est d’ailleurs globalement problématique pour les minorités, nous avons insisté là-dessus plus d’une fois. Si rien ne justifie la moindre menace de mort contre quiconque et a fortiori le passage à l’acte, la caricature n’est pas en soi un symbole absolu ou universel de la liberté d’expression, de « pont entre les peuples » (Plantu). Constituant médiatique, l’image satirique s’inscrit elle-même dans un champ de pouvoirs, porte une vision du monde spécifique, déterminée, « située », et qui, contrairement à ce que les discours portent souvent, n’est pas au-dessus de la mêlée. Dans un monde divisé, hiérarchisé, pétri d’une grande diversité de points de vue, de contradictions et de tensions, toute caricature conforte un camp contre un autre. Pour Jules Vallès dans les années 1870, la caricature était « l’arme des désarmés ». Si les désarmés ont généralement peut de moyens pour recourir à la caricature et si la caricature dans ce cas a peu de chance de faire reculer les oppressions, elle est bien une « arme » symbolique, et à ce titre, porte en elle une certaine violence. Elle participe du bras de fer général. De nos jours, la caricature subit de plein fouet la violence sociale qui s’exprime avec force via les réseaux sociaux. Mais n’oublions pas que dans 99,9 des cas, la violence sur les réseaux sociaux s’exerce en dehors de tout contexte satirique.
Dix ans après, la laïcité troublée ?
Dix ans après l’attentat, où en est-on ? Le constat est sans appel : si dans les sondages en France une majorité de personnes interrogées continue à défendre le fait de publier des caricatures sans autre limites que celles de la loi, la nature des soutiens politiques à Charlie Hebdo a considérablement évolué. À l’image des discours sur la laïcité…
On a là le phénomène le plus inédit à nos yeux : alors qu’Hara Kiri/Charlie Hebdo dans les années 1960-70 pouvait apparaître comme l’héritier d’une presse impertinente et irrévérencieuse (mais tout à fait conformiste sur le terrain de la misogynie et du sexisme par exemple), se cognant plus d’une fois à l’État gaulliste, le Charlie d’aujourd’hui trouve ses derniers soutiens à droite... Nous écrivions après 2015 que Charlie Hebdo s’était « échappé à lui-même », en devenant un symbole institutionnel international de défense des valeurs républicaines contre l’islamisme. Charlie devenait l’étendard de l’Occident, un Occident capable de mettre en avant des valeurs généreuses tout autant que d’envoyer ses bombes aux quatre coins du monde.
Nous écrivions que Charlie Hebdo, bien que favorable à la régularisation des sans-papiers, bien qu’anti-raciste, apparaissait de plus en plus aux yeux d’une population déclassée et balkanisée dans les banlieues, comme un journal « parisien », « blanc », bobo et proche du pouvoir, perception que Charb alors ne parvenait pas à concevoir, focalisé avec courage sur son refus de capituler face aux menaces. L’évolution de la situation géopolitique internationale et sa traduction hexagonale, ont clairement déplacé le curseur sur la laïcité ces dernières décennies. Et Charlie , pris dans cette évolution, l’a payé très cher !
Le phénomène s’est accentué ces dernières années, dans le cadre de ce qui peut apparaître comme un glissement « conservateur », mais avec cette fois une volonté de Charlie de tisser de nouvelles alliances. Peu lu, lâché et critiqué par LFI et donc une partie de la gauche et de son électorat historiques, Charlie héritier de l’insupportable drame est devenu un étendard d’une liberté d’expression qui complaît à la droite, ce qui aurait été inimaginable il y a 50 ans : la sarkoziste Rachida Dati confirme la fondation d’une Maison du dessin de presse à Paris en écho à l’attentat de 2015 ; la présidente de la Région Île de France diffuse à l’ensemble des lycées un kit « caricature » tamponné Charlie Hebdo (kit assez problématique au demeurant dans le choix des caricatures proposées à l’analyse).
Jamais le Charlie de 1970 n’aurait admis une « maison du dessin de presse », perçue comme une aberration intellectuelle, une fossilisation d’un médium vivant et opposé aux institutions ; jamais un journal impertinent n’aurait pu pactiser avec les héritiers du gaullisme, ayant été interdit en 1970 par les thuriféraires du général… Autre époque, autres mœurs.
La liberté d’expression, tout comme la laïcité, sont des principes politiques qui peuvent être largement instrumentalisés à des fins… politiques. Charlie , face à l’érosion de son lectorat, peut-il survivre sans ces nouveaux soutiens ? Et finalement, tout cela est-il vraiment nouveau, hormis l’attentat lui-même, dont la spécificité (viser des dessinateurs) a vite été balayée par d’autres attentats visant cette fois « à l’aveugle » ?
La tension internationale qui monte depuis la fin du 20e siècle entre un islamisme radical et obscurantiste d’un côté, et de l’autre les « valeurs » démocratiques portées par des États multipliant les interventions militaires de par le monde, a emporté Charlie l’anticlérical-progressiste-de-gauche sur des chemins inattendus. Pour autant, la nouveauté ne réside pas dans l’alliance entre un journal satirique et des pouvoirs politiques. Elle porte plutôt sur l’apparente et rapide transformation d’un journal positionné du côté de l’impertinence, vers une institutionnalisation et une droitisation qui semble inédite. Vers une laïcité de plus en plus « nationaliste », tout comme on a pu voir émerger depuis une quinzaine d’années un « homonationalisme », c’est à dire une dénonciation de l’homophobie servant à cibler tout particulièrement les musulmans (et à dédouaner au passage l’homophobie et la transphobie de la droite et de l’extrême droite).
En fait, la droite, les conservateurs, les pouvoirs, n’ont jamais boudé la caricature. Rappelons qu’en 1848, Cavaignac, le président du Conseil de l’époque (actuel Premier ministre), finançait déjà la publication d’un journal satirique (La Revue comique à l'usage des gens sérieux) et diffusait par le biais des préfectures des milliers de caricatures politiques dans le but de peser sur les esprits, dans le cadre de la première campagne pour l’élection d’un président de la République en France. De tous temps, la caricature s’est adaptée à toutes les nuances politiques, à tous les pouvoirs et parfois les contre-pouvoirs, tout comme elle s’est parfaitement adaptée aux conditions de la Grande Guerre par exemple, après avoir connu son âge d’or en période de paix. Le Charivari, fondé en 1832 en France dans un esprit républicain radical contre la Monarchie de juillet, flirte avec l’extrême droite soixante-dix ans plus tard. En Allemagne, l’hebdomadaire satirique Kladderadatsch né en 1848 dans un esprit libéral, défend les idées nazies avant même l’arrivée de Hitler au pouvoir. Le journal satirique n'échappe pas aux contradictions et aux inflexions de son époque. La stabilité apparente de la ligne éditoriale des journaux satiriques en France réside en général dans leur faible longévité.
L’évolution de Charlie reflète l’évolution globale de notre société. Elle reflète les divisions profondes qui fracturent la gauche, elle reflète le glissement de l’opinion vers la droite, elle reflète les tensions internationales autour d’enjeux qui dépassent largement la caricature, mais qui, à un moment donné, ont trouvé dans la caricature un moyen de se cristalliser. Charlie s’est échappé à lui-même...
Caricature versus bienveillance ?
Le Charlie de Charb s’inscrivait dans une éthique de conviction qui a pu être décrite par certains comme jusqu’au-boutiste, mais même en se retenant, la caricature n’est pas sans susciter problème. À une époque qui revendique la reconnaissance des minorités, à une époque où la question des oppressions et de la dignité des personnes est de plus en plus discutée et reconnue dans la loi, la caricature peine à adapter sa rhétorique. Centrée sur l’exagération et le recours aux stéréotypes, persuadée d’incarner un discours universel, l’image satirique peut être comprise comme une brutalisation graphique (propriété liée à l’exagération, la simplification et la métaphore propre à son langage). Elle porte fondamentalement des discours situés et « blessants », qui semblent incompatibles avec les sensibilités de notre époque. Au moindre signe, elle est perçue comme antisémite, raciste, homophobe, sexiste...
Comment évoquer l’homoparentalité sans recourir aux stéréotypes de l’homosexuel.le ? Comment un dessin antiraciste parvient-il à échapper à la délicate question de la représentation des diversités, et donc à une forme d’essentialisation « raciale » ? La caricature, en recourant à la métaphore, s’approprie des motifs et des images qui ne lui appartiennent pas, et qui font souvent écho à des souffrances, à des vécus douloureux, à des injustices auxquelles nous sommes de plus en plus sensibles. Faut-il préférer une liberté d’expression comme celle de la Belle Époque qui permettait à la caricature de vomir les Juifs, de sexualiser et rabaisser les femmes et les homosexuel.les ou les « indigènes » dans les colonies ? Peut-on vraiment éluder ces questions ? Un équilibre entre liberté d’expression satirique d'un coté et défense des individus et des minorités de l'autre est-il envisageable ? Souhaitable ? Désespérant ?
Quelles que soient les réponses apportées à ces questions, quel que soit le regard posé sur l’évolution de Charlie , dix ans après, on ne peut s’empêcher de repenser au drame, au traumatisme, à l’immense difficulté pour les survivants à faire face. Et comment ne pas douter à propos de ce que nous écrivons ? Face au carnage d’hier, face à la douleur, face à la difficulté à affronter la barbarie, nos commentaires d’aujourd’hui sont-ils vraiment légitimes ?
En tous cas, on rêve d’un monde dans lequel personne ne serait menacé.e pour son travail, un monde dans lequel les États ne se feraient pas la guerre, dans lequel les peuples ne seraient pas opprimés, affamés, brutalisés. Un monde bienveillant, ouvert sur l’altérité. Mais la caricature aurait-elle sa place dans ce monde-là ?
Guillaume Doizy