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Nous avons en 2021 ici-même rendu compte d'un pamphlet pour le moins stimulant rédigé par le dessinateur Gorce suite à son départ du journal Le Monde. Dans le recueil que nous présentons aujourd'hui, point de grandes phrases, uniquement des dessins proposés sous la forme d'un recueil thématique, tournant autour des questions de genre. Un sujet éminemment sensible et brûlant, sans aucun doute, qui avait déjà valu à Gorce à l'époque cette rupture avec le journal Le Monde.
Sous le titre "Les hommes, les femmes et les autres..." Gorce demande à ses ineffables pingouins de nous questionner sur le sexisme ordinaire, les "foulards et vieilles dentelles" (le fondamentalisme religieux notamment), la relation de couple et enfin d'explorer la thématique des "nouvelles normes".
En 2021, dans son pamphlet, Gorce se voulait le chantre de l'universalisme contre l'obscurantisme, un universalisme prônant la liberté de dire pour mieux aider la société à grandir. Disons-le tout de suite, cet argument de l'universel que nous questionnions dans notre recension de 2021, apparait plus encore contestable dans ce recueil dérangeant.
Dans la tradition "bourgeoise" à la Daumier, le dessin de presse a vocation à cibler les "ridicules", c'est à dire principalement les tenants du pouvoir. Certes, Daumier a vite montré les limites de ce recours au dessin de presse dans une visée subversive, en brocardant, dès 1848, les femmes et les socialistes, écrasé.es par l'alliance des forces conservatrices et de la démocratie bourgeoise.
En matière de dessin de presse, la question des rapports de pouvoir et de hiérarchie entre le média et les cibles du dessinateur paraît centrale. C'est une évidence quand il s'agit d'antisémitisme ou de racisme. Mais en matière de genre ? S'agit-il de se moquer du mâle et du patron sexistes ou de la femme broyée par la masculinité toxique ? S'agit-il de brocarder les apôtres de Trump ou les personnes transgenres ?
Loin de la tradition du dessin de presse de gauche, par principe généreux aux faibles et dur à l'égard des forts, Gorce tape tous azimuts ou plutôt selon sa bonne humeur, ses lubies, ses préférences, optant pour un point de vue médian, parfois dur à l'égard des "faibles", c'est à dire des personnes qui sont elles-mêmes la cible de discours et d'actes violemment discriminants. Une position complexe : tout en produisant des dessins critiquant le sexisme ordinaire, Gorce pourfend les discours antisexistes et autres en provenance d'une certaine gauche, vite qualifiée d'islamogauchiste par ses adversaires de droite (ou de gauche). Gorce fustige une certaine évolution de la société qui s'écarte de la tradition multiséculaire hétéronormative.
Quel que soit le positionnement du dessinateur, on perçoit on ne peut mieux dans ce recueil combien la posture de Gorce est loin de pouvoir prétendre à l'universel. La "parole" du dessinateur de presse est située, de manière d'autant plus flagrante que l'image satirique cache mal son caractère offensif. Avec certains de ses dessins (pas tous !), Gorce caresse dans le sens du poil un certain esprit réactionnaire héritier de la manif pour tous et autres joyeusetés conservatrices. Un choix intéressant, qui tranche avec une certaine domination du dessin de presse "de gauche" qui prévaut depuis les années 2000. Un choix qui traduit une droitisation toujours plus marquée des opinions, et qui permet à Charlie Hebdo d'être devenu l'étendard d'une laïcité de plus en plus droitière, mais aussi à un dessinateur drôlissime comme Deligne de dessiner dans Valeurs Actuelles sans être étiqueté extrême droite. Un choix qui s'inscrit dans la tradition de la caricature depuis le 16e siècle, une caricature apte à accompagner tous les types de discours.
Gorce a la "chance" d'avoir réduit son expression graphique à quelques pingouins à usage illimité. Si le dessinateur anthropomorphise ses animaux en leur prêtant la parole - le sens du dessin étant porté par le dialogue -, il s'autorise rarement à humaniser franchement leurs traits, ce qui lui permet d'échapper à la question des stéréotypes visuels et de l'essentialisation qu'ils induisent. Comment figurer un gay autrement que par l'efféminement du masculin ? Comment éviter la sexualisation des femmes ? Comment évoquer la transidentité sans sombrer dans le cliché de la trans travailleuse du sexe ? Certes, Gorce agrémente parfois ses pingouins d'attributs propres aux humains, mais le transfert demeure si léger que la stéréotypisation reste mesurée, lui permettant sans doute d'évoquer certains sujets brûlants qui, par la mise en scène de figures humaines, susciteraient plus facilement la polémique.
Avec Gorce, les vieux clivages se brouillent. Il y avait le dessin de presse de gauche, celui de droite, il y a maintenant le dessin de presse du "en même temps". Qu'il justifie son travail ou non en se proclamant universaliste, le dessinateur n'échappe pas à une dynamique sous-jacente : par la déréalisation que permettent les mots ou par des mises en scène plus frontales, dans une société polarisée et fracturée, chaque dessin alimente moins le débat démocratique qu'il ne renforce un camp au détriment de l'autre. Tout comme Forain et Caran d'Ache ont alimenté la violence antisémite à la fin du 19e siècle, les dessins de Gorce brocardant la transidentité (entre autres) renforcent peut-être les discours légitimant la violence anti-trans.
GD
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